Les technologies et le travail : toujours l’amour vache ?

A la fin de son allocution du 13 avril 2020 à propos de la crise sanitaire liée au Covid-19, le Président de la République déclare que “nous sommes à un moment de vérité qui impose plus d’ambition, plus d’audace, un moment de refondation”. Il nous invite à sortir des sentiers battus, des idéologies, à nous réinventer - invitation qu’il s’applique à lui-même également. Sur le plan du travail et de l‘emploi, la réussite d’un tel chantier passe par la réalisation d’un diagnostic en profondeur et sans concession, et par l’énonciation claire d’un socle de principes fondamentaux qui guideront les mesures à prendre.

Dessiner le monde d’après sans parler de technologie n’a aucun sens tant l’informatisation est présente. Aussi, la première erreur serait de continuer à se fonder sur des études macro de type de celle d’Oxford qui date de 2013. Selon elle, 47% des emplois étaient menacés par l’automatisation. Sept ans plus tard, les effectifs des 702 métiers étudiés ont crû de plus de 10%, soit plus du double que la population américaine. Les baisses d’effectif annoncées sur des métiers à forte intensité de main d’oeuvre et pourtant jugés comme très exposés à l’automatisation comme les caissiers et les caissières, les serveurs, les vendeurs ou les chauffeurs routiers ne sont pas au rendez-vous. Ils sont même croissance. A l’évidence, automatisable ne rime pas avec automatisé. Les études régulièrement citées dans les médias oublient un élément essentiel : les outils à l’origine de ces soi-disants gains et les facteurs limitatifs de leurs performances. Aucune de ces études ne basent sur des outils bien identifiés. Les propos restent très évasifs, pour ne pas dire généraux.

Pour bâtir un projet dans la concorde, Le Président de la République fixe une règle du jeu : “il nous faudra nous rappeler aussi que notre pays, aujourd’hui, tient tout entier sur des femmes et des hommes que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal”.

Il s’agit bien de métiers dont des universitaires, des économistes et des techno-prophètes annonçaient la disparition il y a quelques semaines sous les coups de boutoir du progrès technologique, et notamment de l’intelligence artificielle. Les employés les plus inquiets étaient comparés aux Luddites anglais ou aux Canuts français, briseurs de machines en leur temps. C’est mal connaître cette période et le niveau de qualification, voire l’expertise, de ces ouvriers. Prendre le temps de revisiter l’histoire éviterait de reproduire des erreurs qui ont conduit à des soulèvements parfois violents.

Esther Duflo et son mari Abhijit V. Banerjee, tous deux prix Nobel d’économie en 2019, pointaient du doigt dans leur dernier ouvrage un biais qu’il faudra résoudre pour respecter cette règle du jeu. L’automatisation via le déploiement de robots est perçue comme un investissement par les employeurs, alors que, dans le même temps, ces derniers doivent s’acquitter d’une taxe sur les salaires des employés humains. De quoi alimenter l’opposition entre le capital et le travail. La question fiscale et la meilleure allocation de nos impôts devront être au cœur de cette réinvention à laquelle nous enjoint le Président de la République.

Avant de se jeter tête baissée dans les solutions, défaut assez répandu dans un monde où l’unité de temps est passée de l’heure à la minute puis à la seconde, ou de nous projeter trop loin, sur quels principes fondamentaux s’appuyer pour bâtir un socle de propositions solides ? Trois se dégagent assez nettement dans la période que nous traversons :

  • Revenir dans la vraie vie
  • Prendre le sujet dans le bon ordre
  • Mettre les mains dans le cambouis

Revenir dans la vraie vie, c’est d’abord sortir de la fascination des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) et des startups. Les GAFA et leurs confrères chinois, les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi), sont portés aux nues par de brillants observateurs. Ils dissertent avec excès sur la suprématie de leurs modèles économiques basés sur des rendements croissants. La plateformisation de notre économie serait le must que tout chef d’entreprise devrait embrasser s’il ne veut pas être broyé par ses concurrents. La puissance des GAFA serait même supérieure à celle des Etats entend-on régulièrement. The winner takes all paraît-il. En dehors des technologies point de salut. Sauf qu’aujourd’hui la priorité est ailleurs. Le SARS-CoV-2 a balayé les rêves de certains du tout-numérique, du tout-à-distance et du tout-virtuel. La question de l’utilisation des technologies à bon escient, dont l’intelligence artificielle, se pose avec plus d’acuité. Aujourd’hui, c’est l’orientation des salariés vers des métiers porteurs qui occupent nos gouvernants. Le pragmatisme a repris le dessus sur les récits de performances technologiques avérées ou supposées.

Prendre le sujet dans le bon ordre, c’est d’abord ne pas parler d’emploi, ensuite de compétences, puis de métiers et très rarement de tâches, mais bien l’inverse. C’est ne pas aller à la conclusion sans avoir commencé par le point de départ. L’emploi est le résultat de la reconnaissance d’aptitudes regroupées sous le vocable compétences sollicitées dans l’exercice d’un métier qui n’est que le produit de la réalisation de tâches ou d’activités, c’est-à-dire basiquement d’un travail. N’ayons plus honte du mot travail. Redonnons-lui ses lettres de noblesses. Avec cette fin idéalisée du travail par les techno-prophètes, leur nouvelle société, c’est-à-dire nous, n’en aura pour autant pas fini avec l’être humain, ce boulet inutile à leurs yeux. Nous devons nous réapproprier ce terme, le moderniser, le rendre plus contemporain dans son contenu. En prenant soin du travail, nous prenons soin de nous.

Dernière recommandation : Mettre les mains dans le cambouis ! La vérité est sur le terrain. C’est une évidence souvent oubliée. Ces dernières semaines en ont donné une preuve éclatante. Les professions de santé et les métiers qualifiés de deuxième ligne se sont avérés indispensables dans ce moment de crise sanitaire. Ils ont pris la lumière. Prédire les impacts des outils à base d’intelligence artificielle sur l’emploi, les compétences ou les métiers impose de commencer par une analyse fine des conséquences de la mise en place de tel ou tel outil informatique sur le contenu du travail lui-même. Quel travail vous demande-t-on ? Quel travail vous sera demandé une fois ces outils déployés ? L’usage d’outils informatique modifie la manière d’exercer une tâche, donc le travail. Ne pas aller sur le terrain entraîne également des erreurs d’analyse grossières. Prenons le cas du radiologue. Beaucoup d’observateurs annoncent la fin de ce métier indispensable au motif que les progrès en reconnaissance d’images rendraient l’œil artificiel plus performant que l’œil humain. Savez-vous que les radiologues passent moins de 20 % de leur temps sur des tâches d’imagerie ? Par contre, il y a des gains de temps réels sur des tâches que l’on pourrait qualifier d’administratives. Ce rééquilibrage du temps de travail permet d’envisager avec sérénité l’augmentation prévisible des actes de radiologie avec le vieillissement de la population.

Les événements que nous vivons montrent à l’évidence que l’être humain ne peut se résumer à une variable d’ajustement par rapport à la technologie et encore moins à un pourcentage. Cette crise nous rappelle qu’il est vraiment urgent de prendre soin du travail et, à travers lui, de nous-mêmes. Elle nous questionne également sur la valeur que l’on donne au temps. La place donnée aux technologies éclairera sur le choix de société qui sera fait in fine. Simone Weil concluait en 1936 un de ses textes par cette citation  :

“L’avenir le dira ; mais cet avenir, il ne faut pas l’attendre, il faut le faire.”

Alors au boulot !

Pierre Blanc
Dirigeant Cabinet ATHLING

Notes :

  1. Abhijit V. Banerjee et Esther Duflo, Economie utile pour temps difficiles (Seuil, 2020)
  2. Lire l’étude du cabinet Athling sur l’avenir du métier de radiologue à l’heure de l’intelligence artificielle publiée en décembre 2019 (source : http://bit.ly/2OIGpVy).
  3. La vie et la grève des ouvrières métallos (sur le tas), Simone Weil - (10 juin 1936)
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