Pour une renaissance systémique de la création

Nous, acteurs de l’innovation, de la création, du design, sommes orphelins d’un modèle qui nous avait bercés depuis la Renaissance. Il est grand temps de faire face à cette mort et de réinventer une autre façon de créer. 

Ce modèle dont nous sommes aujourd’hui orphelins copiait la Création divine. Une intention puissante créait une œuvre parfaite. Dieu était l’artiste et l’artiste était Dieu. L’inévitable mise en histoire de cette œuvre n’était que souillure et dégradation. Comme la création divine souillée par l’autre de DIeu, qui fait entrer la création dans une histoire, une dégradation, la création artistique devait être protégée du temps, mise sous verre, ne plus être touchée, et être parfois restaurée, ressuscitée, une nouvelle alliance en somme. Le modèle était donc subjectiviste, une intention puissante crée, et ahistorique, le temps dégrade.

Trois salves philosophiques ont abattu ce modèle. 

Première salve: la révolution darwinienne. Troublant... La réalité la plus complexe, la plus sophistiquée n’aurait pas été engendrée par une intention, par un artiste tout puissant mais par elle-même. Plus encore, elle continuerait à se créer dans le temps. Un système entier plein de ses couleurs et de ses interactions, étiré par son histoire, peuplé de toutes ses espèces, débordant de vie, porterait en lui-même son intelligence, son pouvoir de création. Le créateur aurait disparu de la création. L’histoire serait devenue créatrice. 

Deuxième salve : le soupçon anti-cartésien. Nietzche, Marx, Freud révèlent les déterminants sociaux, économiques, psychologiques, somatiques du sujet. Ils déploient une énergie considérable, pour certains obsessionnelle, à déconstruire ce que Nietzche appelle le projet cartésien. Non, le sujet n’est pas autonome, puissant, libre, il est perclu de son histoire, influencé par sa classe, débordé de toute sa chaire. 

Troisième salve: l’utopie cybernéticienne, Palo Alto, et tout la pensée cybernétique de l’après-Seconde Guerre Mondiale achèvent cette mise à mort en imaginant une réalité faite d’interactions dans laquelle le sujet n’a plus sa place. L’intelligence devient une qualité du système et non plus de l’individu. La subjectivité est vue comme une entrave à la fluidité de l’information. Il faut le rendre agent plus que sujet, vecteur de communication, plutôt qu’intelligence. 

Notre société hyper-connectée, « ubérisée », obsédée par la communication offre à la cybernétique toutes les apparences d’un rêve devenu réalité. 

Voilà donc comment en à peine un siècle, une révolution, un soupçon et une utopie, nous ont laissés orphelins d’un modèle qui avait fait entrer la création dans la modernité et plus encore fondé un humanisme universaliste. 

Il nous faut d’abord en faire le deuil. Cela passe par un exercice de pensée, d’étude des idées et de leur histoire. Ce travail ne peut se satisfaire d’une simple substitution lexicale, compensation boulimique par des mots à la mode, coopération, intelligence collective, innovation, qui ne font qu’éluder le vide qui est au cœur de nous. Une fois ce travail de deuil réalisé, nous pourrons emprunter avec détermination de nouveaux chemins, ceux qui nous mèneront vers de vertigineuses questions : 

Faut-il se débarrasser de l’homme sujet pour inventer une nouvelle façon de créer ? De sa signature, de son droit de propriété intellectuelle, de la manière dont on l’évalue et dont on le valorise et le rétribue ? 

Et que veut dire créer à plusieurs ? Peut-on, comme la nature darwinienne, créer en système ? Face à sa puissance de vie propre, quelle place laisse le système à celui qui souhaite l’organiser, le diriger dans son effort de création ? Quels sont les dispositifs à mettre en œuvre ? Comment organiser un système pour le rendre créatif ? Quels outils, quelles méthodes, quel génie ? 

Nous, praticiens d’un design ouvert, tentons au quotidien de nous confronter à ces questions et d’y apporter des réponses. Encore balbutiantes, elles préfigurent une autre création. 

Notre combat est d’abord un combat contre nous-mêmes, contre l’orgueil de croire que la création pourrait sortir de nos esprits, de nos studios, de nos égos. Cela nous guette partout et tout le temps. Quand avec nos jeunes designers, nous préparons un atelier qui réunira des habitants, des citoyens, des utilisateurs pour les engager dans la création d’un quartier, d’un objet, d’une politique, des questions inquiètes surgissent : « quand commencera vraiment la phase de création ? » « une fois les ateliers terminés, y aura-t-il un vrai travail de design, d’architecture ? ». Il nous faut patiemment les réconforter en leur montrant que fabriquer une place à l’autre dans la création est œuvre. Nous devons admettre que l’œuvre n’est pas un aboutissement mais une histoire collective, altérée, inattendue. Et quand, notre commanditaire nous engage dans la fabrication solitaire d’une œuvre, alors même, nous devons y dissimuler une marge de création pour ceux qui y habiteront ou qui l’utiliseront. La création devient histoire et l’histoire devient création. 

Notre effort porte également sur l’anéantissement des barrières qui classent les gens et distinguent les rôles de producteur et de consommateur, d’experts et de béotiens, de metteurs en scène et de comédiens, de comédiens et de spectateurs, de citoyens et de politiques, de maîtres et d’élèves. Il ne s’agit pas de nier les identités, les compétences, les histoires des uns et des autres, mais bien plutôt de considérer que la création, le gouvernement ou encore l’apprentissage sont des phénomènes sociaux qui ne peuvent être accaparés. Qu’il s’agisse de créer une politique publique, un produit, une compétence, nous provoquons des proximités inhabituelles dans des conditions de stricte égalité de dignité. Citoyens, consommateurs, politiques, entreprises, gradés ou hommes du rang, grands et petits, se rencontrent et ont, l’espace d’un instant, le même pouvoir, celui de créer. Si facile et naturel que cela puisse paraître, l’effort pour fabriquer ces communautés est herculéen. « Je n’ai pas le temps ». « Je n’ai pas le droit ». « Je ne comprends pas à quoi ça sert ». « Je ne peux rien apporter ». « Tout cela est biaisé, tout est déjà écrit ». « Qu’est-ce que j’y gagne ? » « J’ai déjà fait et cela n’a servi à rien » Autant d’oppositions auxquelles il faut répondre une à une, avec patience et conviction. Tant de murs se dressent encore. 

Une fois ces gens réunis, il faut les prendre par le haut, les traiter en créateurs, en système de création devrais-je désormais dire ! De nombreuses tentatives maladroites de concertation, de co-conception, d’intelligence collective, ont laissé de bien vilaines traces. Cela passe par le refus de toute démagogie. On ne s’improvise pas créateur. Il faut prendre le temps d’observer le réel, d’en apprendre des choses, de chercher l’inspiration dans d’autres mondes, de douter, de « dezinguer » les vieilles idées, puis d’en produire de nouvelles, de les mettre en forme et les projeter dans le monde. Autant d’étapes qui nécessitent de la pédagogie, de la médiation, des méthodes, des outils. Rien de facile en somme. On ne remplace pas la Renaissance dans la démagogie et la facilité ! 

Enfin, la jeunesse de ce mouvement pourrait nous faire sombrer dans deux écueils : l’oubli du pouvoir ou la tentation de terrer notre nouvelle foi dans des catacombes de mépris et de défiance. Les deux postures, la négligence ou la révolte, nous exposent à un dangereux manque d’efficacité. Soyons pragmatiques, le monde n’est pas socialement régulé et bien articulons notre travail de création avec le pouvoir institué, quel qu’il soit : élus, administration, dirigeants, managers. Soyons créatifs et inventons-leur une nouvelle place : celle 

de la définition de la question de travail, des critères de validation, invitons-les au cœur de nos dispositifs de création... Ne les ignorons pas. 

Loin d’anéantir tout humanisme, nos premières tentatives de faire émerger une nouvelle éthique de la création, dessinent les contours d’un sujet plus humble, transpercé d’altérité, qui se renouvelle dans ses interactions avec le tout autre. « Pas d’avenir évolutif à attendre pour l’homme en dehors de son association avec tous les autres hommes » Teilhard de Chardin 

Pierre Baudry est co-fondateur de l’agence de design et de création, Okoni 

  

 

 

        

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