Il y a vingt-cinq ans, j’ai commencé ma carrière dans un environnement où les RH étaient perçues comme incapables de maîtriser les chiffres (oui, c’était comme ça !). Leurs processus étaient donc souvent sous tutelle de la Finance, sur bien des aspects. Etait-ce justifié ? Probablement pas. Mais la fonction RH en elle-même n’avait pas encore pris son ampleur actuelle. Elle poursuivait sa transformation depuis l’antique “bureau du personnel” vers le pilier qu’elle est devenue aujourd’hui au sein des entreprises.
Désormais, la fonction RH a acquis une vraie légitimité dans la gestion de ses chiffres. Comment y est-elle parvenue ? A-t-elle aujourd’hui une spécificité dans son rapport aux chiffres ? C’est sous l’angle de ces questions que je vous propose quelques éléments de réflexion, fruits de mon parcours et donc forcément partiels et subjectifs, mais pratiques et personnellement éprouvés.
Les R.H et les chiffres : Quelle évolution ?
Je vois deux principaux facteurs à cette évolution : l’évolution des besoins R.H. auxquels sont confrontés les entreprises et l’évolution des outils qui ont permis d’y répondre.
Evolution des besoins
L’environnement règlementaire, économique et social des entreprises impulse sans cesse des évolutions profondes, qu’il faut évaluer, mesurer, piloter. Et cela passe bien souvent par une approche quantitative, quel que soit le domaine de la fonction RH. Chacune de ces évolutions accentue donc l’emprise des chiffres dans les prises de décisions et le pilotage. Petit florilège, non exhaustif, couvrant différents domaines :
Paie : Depuis les années 90, le développement des dispositifs d’allègements et de calcul annualisé des taux de cotisations ont entraîné une complexité et une variabilité accrue des charges sociales. La maîtrise de ces coûts et le suivi des fréquentes modifications règlementaires fait appel à des modalités de calcul lourdes et très techniques, que seuls quelques techniciens paie maîtrisent.
Avantages sociaux : sous l’impulsion d’objectifs sociaux et économiques, les dispositifs de prévoyance et d’épargne salariale font très régulièrement l’objet d’évolutions règlementaires. L’impact pour les salariés, pour les entreprises, pour l’équilibre des régimes est à chaque fois à réévaluer. Bien souvent, ce sont les organismes gestionnaires qui réalisent ces analyses très techniques. Néanmoins, le cadrage et le contrôle par les équipes RH est indispensable.
Gestion des temps : Depuis l’époque de la mise en place de la réduction du temps de travail, le contexte règlementaire évolue à la marge, sans remettre en cause les principes qui ont été posés (annualisation, modulation, RTT, forfaits jours…). Néanmoins, ces dispositifs restent très techniques à mettre en œuvre et à piloter.
Mais parallèlement, l’activité est fréquemment impactée par l’évolution de la règlementation (cadrage du recours au temps partiel et aux CDD, travail du dimanche ou ZTI par exemple) et par les aléas (grèves, crises économiques ou sanitaires). A chaque fois, la gestion des temps est mise à l’épreuve et il faut engager d’importants moyens pour piloter cette matière si spécifique.
Formation : Les réformes plus ou moins profondes des dispositifs de formation et des obligations des employeurs génèrent à chaque fois des implications sur les pratiques et les finances (coûts, trésorerie). Avec des volumes significatifs et des dispositifs complexes et très spécifiques à la formation, ces évolutions requièrent toute l’expertise des équipes RH.
Recrutement : Sur le long terme, au-delà des évolutions sociétales, le recrutement subit un environnement très fluctuant, au gré des variations macro-économiques. Les besoins en main d’œuvre sont donc très variables en quantité, profil, délai, nature juridique (CDI, CDD, Intérimaires, autoentrepreneurs…), coût. La gestion de ces différentes sources met en œuvre des techniques spécifiques et s’appuie de plus en plus sur des données chiffrées pour aider au sourcing, à l’administration et à la mesure de la performance.
Evolution des outils
La fonction RH traite des données variées et volumineuses. Pour servir ses besoins de traitement et d’analyse, la fonction RH a pu s’appuyer sur les nouveaux outils informatiques. Ces outils permettent à chaque fois de développer les caractéristiques du traitement de ces données : plus de volume, plus vite, plus complexe, plus décentralisé mais plus partagé, plus détaillé…
Je ne suis pas expert SI, mais mon expérience sur les dernières années a été marquée par l’essor des outils suivants :
- Les outils en mode SAS. Ils permettent une grande interactivité, une ergonomie bienvenue, un déploiement aisé. Bref, tout ce qu’il faut pour faciliter le recueil à des données de plus en plus volumineuses et variées, ou pour la restitution. De quoi fournir une matière première idéale à la gestion et au pilotage. Avec un bémol : l’accès aux données de ces outils est souvent le point faible des solutions proposées.
- Les bases de données et outils de requête. La volumétrie croissante des données à stocker et à extraire est accompagnée par le développement de ces technologies. Après une phase dominée par quelques gros acteurs mondiaux, j’observe ces dernières années une fragmentation du marché, s’appuyant sur le développement de solutions techniques nouvelles permettant davantage de vélocité dans le traitement des données. Il y a donc une saine émulation, propice à une amélioration significative des performances, avec, de plus, une mise en œuvre plus près des experts métiers et moins dépendante des experts SI. La fonction RH peut ainsi répondre à davantage de problématiques, avec une agilité accrue.
- Le big data et le prédictif. Ici, l’enjeu est d’aller chercher des données (pas forcément numériques) et de les rendre utiles pour optimiser les processus et apporter des alertes.
Pré-analyser de manière automatique des CV, des commentaires d’entretiens, des paramètres des salariés (absences, démographie…) permettent de faciliter l’exploitation de ces mines d’information, en vue de mieux les gérer.
La RH et les chiffres aujourd’hui : une pratique spécifique ?
La fonction RH a un rapport particulier aux chiffres, par la nature des données et leur traitement, mais aussi par leur forte sensibilité sociale, où le ressenti est un paramètre essentiel. La diversité des données et des axes d’analyse. Les chiffres traités par la fonction RH ont au moins 2 particularités :
- Ils reposent sur des données très diverses (du temps, des coûts, des effectifs, des sessions de formation…), ayant donc des caractéristiques très différentes. Il s’en suit qu’il est parfois complexe de les relier entre eux (exemple le plus classique : le lien entre l’effectif, les temps de travail, les coûts). Les RH doivent donc souvent faire coexister différents référentiels et se résoudre à ne pas pouvoir exactement les réconcilier, sauf au prix de moyens importants.
- Les axes d’analyse sont utilisés sur des échelles très variées. Par exemple :
L’axe temporel : les RH mesurent à la minute (ex : planification, paie), à l’heure (ex : formation), à la date (session de formation), au jour (ex : congés), à la semaine (ex : heures supplémentaires), au mois (ex : paie, coûts), à l’année (ex : forfaits), en pluri-annuel (ex : salaires, formation). Toutes les échelles sont utilisées, bien plus finement que dans d’autres fonctions.
L’axe financier et analytique : les enjeux monétaires sont analysés sous des grilles de lectures multiples :
- comptable : agrégats (résultat, provision, trésorerie) et structure (société)
- gestion : agrégats (compte d’exploitation) et structure (centre de coût)
- paie : agrégats (brut, indemnités…) et structure (établissement)
- RH : agrégats (rémunération, catégories de salariés…) et structure (CSE, UES…)
L’axe des salariés : il est analysable selon des facteurs très nombreux, en fonction des besoins (démographie, situation familiale, géographie, nature du contrat, horaires, emploi…).
Et tout le temps, il faut combiner ces axes. Ce qui aboutit à une combinaison infinie de restitutions.
La matière RH
Peut-on décrire uniquement avec des chiffres la qualité de la relation sociale, la motivation, le bien-être, la qualité de l’intégration ou des formations, le savoir-faire des salariés, la pratique managériale... ?
De par la nature humaine de la fonction, il est bien évident que les mesures quantitatives ne peuvent décrire qu’une partie de la réalité des RH d’une entreprise.
Néanmoins, ces mesures permettent d’apporter des éléments indispensables : des ordres de grandeur (effectif, salaires, % salariés formés…), des points de référence (taux d’absence ou de turnover, par exemple), des tendances, des alertes.
Au-delà des pré-requis académiques de la gestion des chiffres (fiabilité, délai…), 2 pratiques me semblent particulières pour la fonction RH :
Confronter sans a priori les ressentis et les données :
Qu’ils soient plutôt qualitatifs (relation sociale, intégration, QVT…) ou quantitatifs (rémunération, temps de travail…), tous les thèmes des RH font l’objet de ressentis, d’interrogations, de commentaires. Ces canaux ne doivent jamais être négligés.
En effet, si ces signaux sont incorrects, la mesure quantitative permet de rétablir une vision objective pour les acteurs de l’entreprise. A l’opposé, il apparaît souvent que ces signaux donnent des informations, parfois précoces, sur les disfonctionnements diffus ou non mesurés. Il s’agit donc d’analyser ces signaux pour mieux piloter.
Choisir l’indicateur qui porte le bon message :
Pour un même thème, on peut suivre des indicateurs qui transmettront des messages différents, tout en ayant la même donnée de base.
Par exemple, un nombre de jours d’absence par salarié amène souvent à une impression surévaluée, du fait des salariés en absence de longue durée. Un indicateur de % de salariés non absents traite le même thème, mais sous un angle plus positif. Dans le même esprit, on peut associer un taux de turnover et un taux de stabilité. Cette problématique d’indicateurs est commune à toutes les fonctions, mais elle prend une importance particulière dans la fonction RH, où les visions de chacun sont rarement objectives. On le voit, les chiffres sont très présents au sein de la fonction RH. Ils alimentent les constats et actions de la fonction, en complément des autres compétences traditionnelles des RH (dialogue social, droit du travail, développement des compétences…).
De surcroît, ils contribuent à renforcer le dialogue avec les autres fonctions (finances, opérations), sur la base d’indicateurs partagés. Il ne fait nul doute que la technologie (digitalisation, big data…) permettra de consolider et élargir encore la place des chiffres dans les RH, via l’amélioration des fonctionnalités (traitement, analyse, restitution) et en explorant de nouveaux thèmes.
Charles André LEBLANC
Chef de service études et données sociales, MONOPRIX