Pourquoi Homer Simpson travaille-t-il toujours dans la centrale nucléaire de Springfield ? Peu d’entreprises peuvent se permettre de garder des salariés qui ne vont presque pas travailler, qui ne font strictement rien, voire même qui causent des dommages réguliers et conséquents.
Le Paradoxe d’Homer
Oui, en ergotant un peu, il en reste probablement quelques-unes, mais nous pourrions rapidement nous accorder sur l’impact de leurs politique RH pour la productivité et la rentabilité. Pas très loin de cet exemple aberrant, on retrouve le fait d’embaucher des personnes qualifiées, et ne les faire progresser pour leur majorité que dans la limite des besoins actuels de l’entreprise, pour éventuellement les remercier le jour où il faut des personnes plus compétentes. C’est cette autre aberration que j’appelle le paradoxe d’Homer. Vu autrement, les décisions de court terme visant à utiliser les salariés comme des ressources sans investir significativement dans la plupart d’entre eux pour le futur, se révèle contre-productif dans un environnement qui change rapidement. Pour les connaisseurs, le paradoxe de Simpson, le vrai (effet Youle-Simpson), est transposable à la gestion du capital humain dans le temps.
Qui oserait dire, en 2020, qu’il est possible d’acquérir des connaissances et compétences, et d’en vivre professionnellement pour les 40 prochaines années, sans aucune autre acquisition ? S’il est difficile de réellement définir la durée de vie d’une compétence aujourd’hui, nous pouvons constater que les métiers, les usages et les exigences de notre société moderne évoluent très vite, et qu’il est nécessaire de se mettre à jour régulièrement. Dans une entreprise, c’est la même chose, une portion significative des collaborateurs doit rester productive et compétente pour permettre la croissance et la pérennité de l’organisation. A moins que ce ne soit pas nécessaire, si la valeur est créée par d’autres actifs.
Du capital humain à la GRH
Que diriez-vous de construire un produit ou service reposant sur un moteur d’intelligence artificielle, rendu disponible partout dans le monde sur des milliers de serveurs. Il y a 20 ou 30 ans, il vous aurait fallu de solides fondations financières pour vous lancer dans un tel projet. Aujourd’hui, avec quelques milliers d’Euros et sans aucun actif technologique, vous pouvez créer une telle entreprise. Car aujourd’hui plus que jamais, la technologie devient progressivement une commodité. Et dans une telle économie, où les ressources financières et technologiques deviennent accessibles largement, le seul levier significatif pour créer de la valeur différenciée devient le capital humain dont on dispose. Comme le rappelle l’OCDE, reprenant Stiglitz ou Samuelson, le capital humain «constitue un bien immatériel qui peut faire progresser ou soutenir la productivité, l’innovation et l’employabilité».
Parfait donc, car dans ce nouveau monde, les RH doivent être les reines et rois des entreprises ! Bien entendu, nous savons que ce n’est pas le cas. Alors que l’humain est le facteur le plus important du capital immatériel d’une organisation, il reste encore trop une variable d’ajustement dans la stratégie et la vision des organisations. Est-ce un malheureux reste des théories économiques liées à la standardisation du travail qui, avant Schultz et Becker, voyaient les humains comme nécessaires mais interchangeables, ou une appréhension d’un avenir trop incertain ? Probablement un peu des deux. Et cela nous ramène systématiquement au poids que l’on donne à l’avenir, et particulièrement au poids que l’on donne aux collaborateurs dans la réussite future. La direction de Kodak aurait-elle pu anticiper la transformation des compétences dont elle avait besoin ? Quels changements culturels permettront à nos entreprises de dominer les marchés demain ? La gestion des ressources humaines devrait permettre d’apporter des réponses, voire anticiper, ou a minima de rendre ces changements possibles. Cela demanderait de pouvoir analyser le passé et le présent, et donc de mesurer. Bienvenue dans la RH du 21ème Siècle, ou presque.
De la GRH à la papa à la ‘RH Talent’
Depuis près de 20 ans, la fonction RH dématérialise progressivement ses processus et digitalise difficilement ses usages. Les cas d’usage classiques recouvrent de gros sujets tels que la paie, les absences et congés, ou encore les contrats. Depuis une dizaine d’années, la gestion par voie électronique de ce volet administratif devient la norme, au point même de pénaliser progressivement les entreprises n’ayant pas encore franchi le pas vers un Système d’Informations pour les Ressources Humaines, ou SIRH. Car pour les collaborateurs, et pour le marché lui-même, ce sujet est devenu une commodité, et l’attention se porte depuis sur un autre volet de la gestion des ressources humaines : la gestion des talents.
Et dans ce domaine du très scintillant ‘talent management’, même en 2020, il est parfois encore difficile de distinguer ce qui relève de la dématérialisation de ce qui relève de la digitalisation. Alors que la dématérialisation vise à virtualiser à l’identique un produit ou processus, la digitalisation vise à transformer ce produit ou processus en un ensemble de données permettant d’alimenter d’autres usages. Par exemple, le fait de dématérialiser une fiche de paie se traduit par une fiche de paie électronique plutôt que papier, mais c’est toujours la même fiche de paie. La digitalisation du processus de paie peut en revanche permettre d’utiliser les données d’absentéisme pour alimenter un rapport analytique des absences, ou même un algorithme de prédiction des futures absences par exemple. Et donc pour faire simple, digitaliser c’est faire plus et mieux que ce que l’on faisait avant.
Peut-on vraiment innover en RH ?
Au cas où la réponse ne serait pas évidente, c’est oui. Innover signifie proposer de nouveaux usages, autrement dit, répondre de manière pertinente à une attente ou un besoin. On peut donc toujours innover, et particulièrement en RH, qui est une fonction qui n’a encore que trop peu la culture de la mesure et de la donnée, et qui ne joue pas suffisamment le rôle de conseil stratégique aux dirigeants en matière de stratégie de gestion du capital humain. Pour y parvenir, il faudrait donc beaucoup plus et mieux mesurer tout ce qui relève de la productivité et de la performance, passée, présente et future, et également développer des relations plus créatives et à valeur ajoutée avec les directions finance et stratégie. Et bien entendu, s’équiper !!!
Pourtant ce ne sont pas les offres qui manquent. Faire mieux qu’avant, et vous simplifier la vie. C’est là que de nombreux acteurs innovants interviennent, pour réinventer la gestion des ressources humaines, révolutionner le talent management, ou encore changer le monde. Faites votre choix. Rien qu’en France, avec plus de 600 startups technologiques identifiées sur la thématique RH, il n’y a que l’embarras du choix. Beaucoup de bonnes idées, certaines plus applicables ou fondées que d’autres. A noter, et c’est important de le souligner, que ces startups sont pour la quasi-totalité indépendantes des acteurs historiques qui constituent le parc SIRH des entreprises. Depuis près de 10 ans que j’évolue sur ce marché de l’innovation RH, j’ai fini par constater en France que les principales innovations qui s’implantent durablement dans les entreprises viennent rarement d’acteurs dits ‘innovants’. Et à l’étranger, lorsque c’est le cas, c’est généralement en raison d’une acquisition de ces acteurs par des acteurs historiques beaucoup plus gros et mieux installés.
Mon interprétation est que la plupart des entrepreneurs à la tête de ces innovations sous-estiment de manière critiques trois facteurs clés de succès sur ce marché :
- L’envie de payer pour ce service - de très nombreuses innovations RH sont utiles, intéressantes et engageantes. Mais lorsqu’il s’agit de payer pour les utiliser, cela change souvent la donne, dans la mesure où ces solutions sont considérées comme sympas, ou ‘nice to have’, mais pas indispensables ou ‘must have’. Et même lorsque les RH sont prêts à payer pour des innovations RH, c’est souvent à un prix relativement faible, et dans une optique de POC, ou preuve de concept. Ce périmètre réduit ne permet généralement pas de soutenir les investissements réalisés.
- La scalabilité et la compatibilité techniques – il s’agit là de l’écueil majeur des 10 dernières années pour les acteurs innovants. Il est pratiquement impossible de déployer son service au sein d’une grande entreprise sans être relié à son SIRH. Les efforts de ressaisie ou d’outils multiples sonnent souvent l’arrêt des discussions. Le marché change rapidement désormais, mais pendant longtemps, les SIRH historiques ont fermé leurs portes bien hermétiquement aux acteurs innovants. Et lorsqu’un acteur innovant avait atteint une certaine taille, il était racheté et alors seulement intégré au système.
- L’accompagnement du changement - proposer un nouvel usage relève du parcours du combattant. Beaucoup d’acteurs innovants pensent que leur plateforme ou solution se déploiera seule, et que l’acte de vente constitue l’étape la plus difficile. D’une part, dans cette période de transformations, les collaborateurs sont sollicités en permanence pour changer leurs habitudes de travail. D’autre part, lorsque ces usages sont trop nouveaux culturellement, et parfois représentent un effort supplémentaire, c’est l’échec garanti. Pour éviter cet échec, il est nécessaire de prévoir un budget et un plan d’accompagnement du changement, qui sont bien plus massifs que le coût de la solution. Ainsi, la plupart des solutions ne sont jamais déployées au-delà du POC.
Construire une GRH stratégique
Beaucoup de services RH se posent des questions assez précises ces derniers temps : faut-il une application mobile ? Faut-il dématérialiser dès maintenant les tickets restos ? Faut-il refaire le site carrières ? Bon, pour cette dernière question, en fait la réponse est oui, qui que vous soyez. Mais plus sérieusement, ce sont des détails, qui trouveront des réponses évidentes si vous avez bâti une GRH réellement stratégique. Oui il faudra innover pour cela. Mais l’innovation en matière de gestion des ressources humaines requiert avant tout la volonté des organisations et des dirigeants de mieux anticiper et préparer l’avenir. Puis cela demande de se doter en conséquence. On parle ici des outils adaptés au sein du SIRH étendu et en support, on parle des compétences appropriées en interne pour relever de tels challenges, puis on parle de redéfinir les processus et la culture, pour les faire correspondre à une réalité de l’incertitude permanente, comme le disait déjà Edgar Morin il y a plus de 20 ans. Tout cela devrait assurer les missions essentielles des RH de demain : mieux connaitre le marché et les sources de candidats, mieux attirer, identifier et sélectionner les collaborateurs qui monteront à bord, mieux les engager et les fidéliser, et enfin mieux les développer et les préparer pour demain, que ce ‘demain’ soit à l’intérieur de l’organisation ou non.
Jérémy LAMRI
Head of Research & Innovation, JOBTEASER