« Le storytelling pour resserrer les liens dans l’entreprise. Les atouts de la mémoire et de l’intelligence émotionnelle en matière de cohésion sociale. »
Le baromètre Santé et qualité de vie au travail de l'assureur Malakoff-Médéric, publié le jeudi 20 septembre 2018 est significatif : moins d'un salarié sur trois se déclare très engagé envers son travail. « La capacité à recommander son entreprise, la fierté, le plaisir à venir travailler le matin, s'érodent depuis trois à quatre ans. Les salariés déclarent faire de la présence pour faire de la présence », explique Anne-Sophie Godon, directrice de l’innovation du groupe Malakoff-Médéric. Les salariés ont de plus en plus de mal à concilier travail et vie personnelle. Un salarié sur deux dit être en situation de fragilité d'ordre personnel ou professionnel. Près de 20% des salariés sont en situation d'aider un proche, et la moitié d'entre eux l'hébergent chez eux. Le vieillissement et l'allongement de la vie professionnelle inquiètent. Il ressort de ce baromètre que plus de 70% des salariés de plus de 50 ans se déclarent incapables de travailler au même rythme dans les dix prochaines années.
Coup de mou ? Coup de Blues ? Les racines de ce vertige sont peut-être à rechercher dans le manque de sens qui caractérise trop d’organisations en marche, et dont certains oublient que c’est le sens de nos tâches quotidiennes qui leur donne et nous donne du souffle, de l’enthousiasme, de l’audace, de la cohérence, des motivations et de l’efficacité.
Trop souvent nous donnons de l’entreprise une définition purement technocratique, juridique ou comptable : l’homme en est quasiment absent ! A cet égard, la définition de Wikipedia est stupéfiante, pour ne pas dire consternante :
« Une entreprise est une organisation ou une unité institutionnelle, mue par un projet décliné en stratégie, en politiques et en plans d'action, dont le but est de produire et de fournir des biens ou des services à destination d'un ensemble de clients ou d'usagers, en réalisant un équilibre de ses comptes de charges et de produits. Pour ce faire, une entreprise fait appel, mobilise et consomme des ressources (matérielles, humaines, financières, immatérielles et informationnelles) ce qui la conduit à devoir coordonner des fonctions (fonction d'achat, fonction commerciale, fonction informatique). Elle exerce son activité dans le cadre d'un contexte précis auquel elle doit s'adapter : un environnement plus ou moins concurrentiel, une filière technico-économique caractérisée par un état de l'art, un cadre socio-culturel et réglementaire spécifique. Elle peut se donner comme objectif de dégager un certain niveau de rentabilité, plus ou moins élevé. Aucune entreprise ne peut s'exempter de l'équilibre entre le niveau de ses revenus et de ses charges. En cas d'écart déficitaire, celui-ci doit être réduit ou comblé par un apport extérieur (par exemple une subvention d'équilibre) sous peine de non-viabilité et de disparition de l'entreprise à plus ou moins brève échéance. » Dans cette définition, l’homme n’est qu’une ressource parmi cinq ; il n’est pas le critère majeur, la composante fondamentale de l’entreprise.
Une entreprise, n’est-ce pas avant tout une communauté humaine où les hommes prospèrent et « grandissent » ? Si l’on part de ce principe, l’histoire paraît indispensable à l’entreprise. Elle est le reflet, le traceur de tout organisme vivant dès lors qu’il peut naître et mourir.
Etymologiquement parlant, en grec ancien, l’histoire est une enquête : toute enquête génère une histoire et nous aimons que l’on nous raconte des histoires comme le font les séries policières qui animent nos écrans plats et nos lectures-plaisir.
Il peut s’agir de l’histoire de l’entreprise depuis sa naissance, avec ses échecs et ses réussites, ses heurs et ses malheurs ; Il peut s’agir de celle de ses acteurs, de celle de ses métiers et de ses savoir-faire, de celle de ses produits et de ses services, de celle de ses clients ou de l’histoire de son futur, c’est-à-dire de la formulation de son souffle, de ses projets, de ses ambitions, de sa projection dans l’avenir.
Le cœur de l’histoire de l’entreprise a un nom : il s’agit de sa mémoire. Cette mémoire passe par le témoignage : celui des salariés de l’entreprise, celui de ses clients, celui de ses concurrents. C’est leur parole qui nourrit le « storytelling », l’histoire par les témoins. Il n’y a pas à cet égard de grande et de petite histoire. Il n’y a que des moments de vie.
Mais la véritable histoire peut apparaître comme une force de subversion. Certaines entreprises n’aiment pas que l’on réveille leur mémoire. Lorsqu’elles ont renié leur ADN, ou lorsqu’elles ont décidé de faire table rase du passé pour se « refonder », leur mémoire devient parfois gênante.
Qu’est-ce que le storytelling ? Le mot appartient à la Novlangue de l’entreprise. Cette Novlangue empruntée à un anglais de bazar qui trop souvent sert à déguiser le vide et la cuistrerie. L’art du récit, c’est en fait le journal intime de chacun de nous, livré à ceux qui nous entourent. Le partage des expériences et des destins. L’analyse des rapports humains. Le divan provisoire sur lequel nous nous allongeons pour partager avec autrui nos émotions fondamentales. Des émotions liées à nos proches, tant dans le cadre de notre vie privée que dans celui de notre vie professionnelle. Des émotions qui émanent de la famille qui nous a donné le jour, et qui émanent aussi de la « famille », de l’entreprise qui nous permet de gagner notre pain quotidien.
En jouant sur les racines de l’entreprise, le storytelling lui redonne sa part d’intime. Il restitue sa part émotionnelle. Il lui donne des ailes tissées par les cordons du rêve et par ceux de l’expérience vécue.
Le storytelling relève du registre de l’intelligence émotionnelle dont Luc Ferry ne cesse de rappeler qu’elle viendra combler les failles de l’Intelligence Artificielle en entrant avec elle en synergie, afin que l’homme ne se robotise jamais ou qu’il ne soit jamais colonisé par les robots qu’il s’est créé. Le propre de l’intelligence émotionnelle, c’est de ne pas faire l’impasse ni sur les états d’âme de l’être humain, ni sur ses angoisses existentielles.
Le problème c’est qu’une troisième force risque de perturber la bonne synergie entre intelligence artificielle et intelligence émotionnelle : il s’agit de la fausse intelligence technocratique lorsqu’elle cherche à formater les cadres et les managers afin que leur potentiel d’audace et de rébellion n’en fasse pas des êtres hors normes et donc plus difficiles à gérer. Cette fausse intelligence technocratique, cette « énergie bête » qui duplique en les clonant des cadres carriéristes et serviles adeptes du « Tout à l’Ego » et qui s’éteignent et s’aigrissent à petit feu.
En septembre dernier, le Premier ministre, Edouard Philippe, a demandé aux partenaires sociaux de se pencher sur la qualité de vie au travail. La philosophe Julia de Funès et l’économiste Nicolas Bouzou venaient de publier un essai au vitriol sur le management : une "comédie inhumaine", selon eux. (La Comédie (in)humaine, éditions de l'Observatoire.)
Il est intéressant de citer les récents propos de Julia de Funès sur France Info : « Il y a une sorte de comédie managériale, de mode managériale, qui fait que les salariés sont très malheureux, et il n'y a jamais eu autant de burn out, brown out, bore out, donc c'est bien la preuve que quelque chose ne va pas. C'est le paradoxe : les entreprises font tout pour améliorer le sort des salariés, mais ils vont de plus en plus mal. Il faut repenser le management, le simplifier pour revivifier les salariés qui se sentent souvent engourdis dans leur intelligence. Parmi les « irritants » les plus récurrents, les réunions qui n'en finissent pas et qui ne servent à rien, les Powerpoint qui s'accumulent et qui répètent ce que l'interlocuteur dit, des formations aberrantes, ludiques, où on part en séminaire trois jours faire des "escape games" et ça ne réjouit que les moins bons, des brainstormings qui ne mènent à rien sinon à des rafales de généralités sur des Post-it fluos... C'est toute cette énergie bête qui pollue les esprits. Les salariés nous disent qu'ils sont pris dans une injonction paradoxale, on leur dit "agis, innove, va de l'avant", et en même temps dès qu'on va de l'avant on a une accumulation de procédures, donc on ne peut rien faire. C'est Michel Foucault qui le dit dans Surveiller et punir. Le fait d'être visible en permanence, c'est une dictature. Il faut être heureux, sinon on culpabilise et on est doublement malheureux. L'entreprise vise un mieux-être en le réduisant à des babyfoots, des plantes vertes, des smoothies et des ostéopathes. C'est bien, mais le bonheur est une affaire privée. Parmi les solutions ? Des formations aux humanités : Les gens sont heureux de retrouver des mots qui parlent, de la culture générale, des raisonnements affutés, et ils en ont marre des formations qui en 10 leçons vous proposent d'être le meilleur manager de l'année, c'est très souvent vide et les gens ont envie de contenu, qui nous semble provenir des humanités, de matières comme l'économie ou la philosophie. »
On aurait pu rajouter aux propos de Julia de Funès le « Storytelling » parmi les solutions envisageables. Alors même que les moyens de communication modernes ont fait sauter bien des limites entre vie privée et vie professionnelle, l’entreprise reste trop souvent coupée de la cité et d’une certaine forme d’humanisme remplacé par une sorte de fondamentalisme d’un management aussi prétentieux que cuistre et terrorisant. Au lieu de développer les valeurs humaines de l’intime, de chercher à rassembler ses salariés en touchant leur cœur avant de chercher à coloniser leur cerveau, certaines entreprises tablent sur des valeurs de pacotille, des valeurs « prêt à porter », à la fois creuses, mondialisées et standardisées. On nomme dans un nombre croissant d’entreprises des Chief Happiness Officers : sous cet intitulé qui fleure bon la « feel good attitude » et se pratique autant que possible avec le sourire, on retrouve des fonctions présentes de longue date dans bon nombre d'entreprises. Les attributions des « Chief Happiness Officers » se situent le plus souvent à la frontière entre la communication interne, les ressources humaines et l'événementiel. Le Chief Happiness Officer pourrait être le relais d’une vraie culture d’entreprise et faire le pont entre l’individu, le citoyen et le salarié. Le problème c’est que son titre est ridicule et « Big Brotherien ». Les « Directeurs du bonheur » sont les recteurs de l’absurde et du néant. Le bonheur de se décrète pas, ne s’ordonne pas. Il ne peut pas y avoir de dictature du bonheur. Ce qui trahit la prétention, la fatuité, la vacuité de la fonction officialisée des Chief Happiness Officers, c’est le jargon étouffant qui sous-tend leur action. Une novlangue très souvent empruntée à un anglais de pacotille mal francisé : ils prônent par exemple la conférence en « présentiel », incitent à la formation en « distanciel » et au ressourcement en « vacanciel ». Alors qu’ils pourraient parler de contact direct, de contact humain, de formation à distance et de périodes de repos. Irène Frain dont les œuvres ne cessent de raconter des histoires, de prolonger cet art du récit qui caractérisait certains conteurs de notre enfance, est très sévère avec ces mots qu’elle considère comme des métastases.
Fasse que le Storytelling ne tombe pas entre les mains de ces apprentis-sorciers, de ces « mercenaires-missionnaires-tortionnaires » de ces « Tontons Macoute » du bonheur, lorsqu’ils cherchent à coloniser pour l’endormir notre « temps de cerveau humain disponible » pour reprendre une expression malheureuse devenue célèbre. La confiance brandie par bien des entreprises comme l’argument capital susceptible de les lier à leurs clients et à leurs partenaires détone encore trop souvent avec la défiance qui caractérise leurs relations, leurs modes de gouvernance avec leurs salariés. Il est temps de libérer les intelligences et les cerveaux en réhabilitant les valeurs de l’âme, du cœuret de la mémoire au sein de l’entreprise.
On désigne trop exclusivement les directeurs de l’innovation et de la transformation parmi les « geek » branchés depuis leur berceau sur le digital. Le rôle de ces cadres dirigeants ne se résume pas à l’univers de la « Tech ». Il concerne la « pâte humaine ». Là encore il faut faire entrer en synergie l’intelligence émotionnelle et l’intelligence artificielle, l’humanisme et la technologie. Innover, transformer, c’est en partie retrouver la mémoire, échapper à la maladie d’Alzheimer qui ne menace pas seulement les individus, mais aussi les nations, les organisations, les institutions et les entreprises. L’enjeu n’est pas seulement technologique : il est social et sociétal.
Je ne peux à cet égard qu’inciter le lecteur à relire Antoine de Saint Exupéry. Il gardait plié en quatre sur son cœur le dessin d’une huitième planète qu’il n’avait pas projetée dans son « Petit Prince ». Elle n’était ni celle du roi, ni celle du vaniteux, ni celle du buveur, ni celle du businessman, ni celle de l’allumeur de réverbères, ni celle du géographe, pas plus que la planète natale B612 du Petit Prince ou que la terre, son point d’arrivée dans le désert.
Il s’agissait de la planète du chasseur de papillons. « Le chasseur de papillons, c’est mon personnage préféré » confia t’il à un proche dix jours avant de disparaître en mission : « Car c’est un être qui court après un idéal réaliste. ». Remettre l’histoire de l’entreprise et de ses acteurs, redonner aux mots leur vrai sens arrêter de manipuler l’histoire et le langage pour en faire des outils d’enfumage, c’est un idéal réaliste et ô combien rentable.
Jean-Pierre Guéno
Ecrivain, Historien, Jean-Pierre Guéno a dirigé le développement culturel de la Bibliothèque Nationale pendant 7 ans aux côtés d’Emmanuel Le Roy Ladurie, puis les Editions de Radio France pendant 12 ans. Il a également été directeur adjoint de la communication de La Poste. Il a été le directeur de la Culture des Musées des Lettres et Manuscrits de Paris et de Bruxelles. L’auteur de « Paroles de poilus », de « Paroles de Verdun », de « Visages de Saint-Exupéry », de « Paroles d’exode » et de « Dans la peau du soldat inconnu » a publié une soixantaine d’ouvrages.