Le rêve d’un rêve, le jardin de l’harmonie tranquille
C’était dans les années quatre-vingt. J’organisais alors des séminaires itinérants à l’intention de managers soucieux de comprendre l’origine des performances des entreprises japonaises ; je découvris donc le management japonais, les cercles de qualité, mais aussi la culture japonaise. Et les jardins.
Le jardin japonais est saturé de symboles. Il est construit autour de codes précis qui ne briment pas la créativité et l’imagination, mais qui leur permettent au contraire de se déployer. Il représente, dans le petit espace qu’il occupe, l’univers dans sa totalité. C’est pourquoi vous pouvez rester des heures dans la contemplation du jardin. Et y revenir : selon les heures, selon les saisons, selon l’humeur du temps, il n’est jamais le même. Toujours à redécouvrir.
Revenu en France, j’ai donc voulu créer mon jardin. C’était un petit jardin : 40 m2. A Paris. Puis maintenant celui qui entoure ma maison près de Toulouse. Bien entendu, je me suis fait aider par des professionnels. Ils m’ont appris beaucoup de choses sur l’art du paysage. Eux-mêmes, je crois, ont appris ce qu’est un jardin japonais.
Un jardin, ou des jardins ? Disons : une succession de tableaux. La colline des cerisiers et la colline des érables. Le jardin de méditation ouvert sur le paysage emprunté à la campagne. Ce paysage emprunté se trouve enserré dans un écrin de chênes, encadré, sur la droite par un grand pin sylvestre et sur la gauche par un bouquet de trois vieux chênes au caractère fortement affirmé. Au fond de cette étendue, une bordure basse, constituée d’une rangée d’arbustes, laisse imaginer, entre le jardin et la campagne, un ravin et un torrent de montagne.
Le jardin d’eau, ses deux étangs, la cascade qui les relie, les nénuphars et les carpes koï ; le plaisir, l’été, de nager au milieu des grenouilles. Le petit sentier sinueux, dallé de schiste, la " sente étroite du bout du monde " (Bacho), qui remonte vers le jardin sec, son tsukubaï et son gravier soigneusement ratissé. La forêt de bambous et l’obscur bouddha qui se niche en sa profondeur. Le " Chemin des philosophes ", bordé de pierres ornementales disposées dans la mousse.
Des végétaux soigneusement choisis pour leur port, la teinte de leur feuillage ou la couleur de leur écorce. Pins noirs et taxus taillés en nuages, érables dont le feuillage explose à l’automne en gerbes d’un vert tendre, d’un vieux rose, de pourpre presque noire ou d’un orangé resplendissant. Cryptomères qui se couvrent de cuivre pour l’hiver. Profusion rythmée d’arbustes de toutes sortes et de toutes les couleurs : grosses boules soigneusement taillées, azalées roses, blanches et mauves, buis, fougères, bruyères… Des pierres, bien sûr, grandes pierres blondes du Sidobre, aux formes arrondies, ou monolithes dressés d’un bleu-vert de jade. Mais aussi des lanternes de grès ou de granite. Et un petit jizô qui, à mi pente, contemple le Mont Fuji - de quel enfant défunt fut-il la pierre tombale ?
Le jardin accueille des hôtes nombreux et variés. Toutes sortes d’oiseaux : mésanges, fauvettes, rouge gorges, merles fouisseurs, pigeons ramiers qui se pavanent, corbeaux venus en voisins, pies malines, pics, pics verts, et parfois, mais rarement, au terme d’un vol plané en clé de sol, Sa Majesté le héron cendré, venu jeter un coup d’œil sur les grenouilles de l’étang. Mais aussi des écureuils, occupés à transporter leurs noix, un hérisson endormi dans son nid de feuilles mortes dans la forêt de bambous. Et d’autres encore, dont j’ignore plus ou moins l’existence.
Ce petit monde vit sa vie. Des plantes s’installent, que l’on n’avait pas prévues. Si elles trouvent leur place, pourquoi s’y opposer ? D’autres refusent demeurer là où on l’avait imaginé pour elles ; elles disparaissent un temps et réapparaissent ailleurs. Le jardin vit avec les saisons, mais aussi avec les modifications successives qu’on lui apporte. Un jardin, ce n’est jamais fini. Il se renouvelle. Il s’entretient. Il oblige à réfléchir. A prévoir. A penser à chacun de ses éléments, l’aider à se développer et à révéler son potentiel, mais également à la façon dont les choses s’harmonisent entre elles. Etre là quand il le faut mais accepter aussi de se montrer discret. Reconnaître sa finitude. Faire le va et vient entre la nature et le métier que l’on pratique. Se retrouver dans l’unité du monde.
Se construire soi-même en créant et en entretenant un jardin ;
Écouter le jardin pousser ;
Sentir le jasmin qui embaume près de l’entrée de la maison ;
Oublier le monde extérieur.
Ne pas effaroucher le grand héron cendré immobile sur l’étang ;
Contempler la lune en son plein au-dessus de l’étang ;
Attendre avec impatience la floraison des nénuphars ;
Regarder monter la brume dans les lointains bleuâtres.
Mon bureau fait face à l’étang. Si je lève le nez de mon ordinateur, je vois les reflets dans l’eau des arbres, des plantes et des pierres, quelquefois de la lune. Et je suis sûr que cela ne va pas sans influence sur ce que j’écris, sur les appréciations que j’ose porter sur les choses humaines, sur les projets que j’essaye de faire avancer. Je compose au rythme de mon jardin. J’élève mes arbres, mais en réalité ce sont eux qui m’élèvent.
Hubert Landier