Fort content de lui le bellâtre. Quadra grandi sur la moquette épaisse des sièges il avait atteint la confortable position de Directeur Corporate du Développement RH de cet important Groupe coté. Position acquise pour ses indéniables talents. Certes il n’avait jamais aventuré ses mocassins griffés sur le terrain ni trempé ses mains délicates dans l’opérationnel. Par contre il courbait l’échine avec grâce et suivait avec élégance les contorsions d’une ligne mouvante. Il n’avait pas son pareil pour mettre en avant la considérable valeur ajoutée des projets institutionnels. Ni pour attribuer au management la responsabilité de leurs modestes résultats. Sa Chef la Grande DRH du Groupe lui en savait gré. Elle ne touchait à la RH que de fort loin toute occupée qu’elle était à satisfaire aux moindres désirs d’un Président entouré de grandes blondes, son principal atout. Elle appréciait ce collaborateur servile et zélé et l’avait chargé de piloter le système de management des performances et des potentiels du Groupe. Jour de Gloire pour lui qui se retrouvait ainsi en prise avec tout ce que la Company comptait de Mamamouchi de toutes sortes. Son sens inné de la procédure et du détail, pierres angulaires de la bureaucratie, faisait merveille. La machinerie tournait à plein régime. Aujourd’hui le ban et l’arrière ban des Grands DRH du Groupe avaient été convoqués. Il présentait le bilan de la dernière campagne d’évaluation des performances et des mobilités.
« C’est un grand succès » annonça-t-il avec un air de Raminagrobis. « 84,4 % des effectifs ont été passés en revue. C’est en augmentation de 2,08 % sur l’année précédente. Nous continuons une démarche de progrès et d’amélioration constante. » Il en avait plein la bouche. « Nous surperformons les principaux ratios . » Comme c’était bon. De la crème Chantilly sur un gros gâteau. J’en veux encore. « Tous les indicateurs progressent. Notamment ceux suivis par les agences de notation sociale. Les actionnaires vont apprécier . » Avec ses manières onctueuses il ressemblait à un archevêque de Cour. Un beau, gros et précieux animal de compagnie tout en cachemire et le poil luisant. « Notre objectif était de positionner au moins deux niveaux de management dans la matrice d’évaluation des performances individuelles, nous en avons atteint presque trois en tous cas dans les principales Divisions » … « Et le nombre de managers dans chaque case de la matrice est en croissance » … « Tout particulièrement dans le champ Pépites en Devenir ce qui est un grand encouragement ». Il y mettait tellement d’emphase que certains dans l’assistance se demandaient s’il n’y croyait pas vraiment. Les graphiques se succédaient affichant des courbes joliment pointées vers le ciel. L’échelle y contribuait. Les tableaux à vingt-neuf colonnes deux cent cinquante-huit lignes étaient illisibles mais l’essentiel était le chiffre en gras et en rouge en bas. Très avantageux. L’extase était proche quand il annonça fièrement « et enfin je suis heureux de dévoiler notre plus belle réussite. Le nombre de femmes parmi les managers est en augmentation ». Effectivement c’était le cheval de bataille de sa Chef. A défaut d’être reconnue pour sa vision des Ressources Humaines elle avait pris à son compte ce sujet très médiatique qui lui valait son strapontin dans les Forums féminins. Sauf ceux où d’autres copines tenaient déjà la place et où il était peu recommandé dans le Groupe de se faire voir.
On y avait mis beaucoup d’énergie. La DRH avait été mobilisée Worldwide. Pour que chacun mesure bien l’importance de l’enjeu un didacticiel avait été commandé à grands frais à une agence de Comm et diffusé dans les 15 principales langues du Groupe. Les autres comprendraient l’anglais. Il débutait par une vidéo de la Grande DRH en majesté. Elle expliquait en tailleur chic et escarpins de marque à quel point l’Humain est au centre des préoccupations de la Direction et le souci du Management de celles de chacun de ses membres. Trois petits quarts d’heure suffisaient ensuite à expliquer la procédure et le maniement au demeurant simple des outils d’évaluation. Le reporting y tenait une grande place. Il n’était pas prévu la possibilité de poser des questions, le personnel du Groupe étant supposé suffisamment intelligent pour avoir compris les explications données par le Top. Les niveaux d’intervention avaient été organisés fort minutieusement pour que la plus petite unité, le collaborateur le plus éloigné ne passent pas à travers les mailles du filet. Un formulaire fort bien fait devait être rempli. Le même à l’identique dans le monde entier. Le Management de la Performance est à ce point fondamental qu’il ne serait pas venu à l’idée de l’adapter aux particularismes locaux. A l’évidence un Chinois peut être évalué comme un Polonais, un cadre en production comme un employé de ventes et un senior comme un nouveau venu. Ce qui comptait était la conformité à un modèle qui avait fait ses preuves dans les majors anglo-saxonnes. Toutes les équipes RH étaient sur le pont. Elles avaient la charge d’obtenir le résultat et de le faire remonter. Leur propre Bonus était en jeu. A cette fin elles se faisaient les chantres de l’opération. Grands prêtres de la religion de la Performance les DRH de haut vol soutenaient le dogme tandis que les plus obscurs assuraient la liturgie. Le chiffre dépendait d’eux. Il était à leur portée.
Les DRH de Division avaient à traiter chacune quelques dizaines de milliers de collaborateurs. Une équipe permanente de quelques personnes s’y consacrait la moitié de l’année en lien avec les DRH d’unités et de pays. Bon an mal an une cinquantaine de professionnels par Division s’y mettait, équivalent temps plein d’une bonne vingtaine. Multiplié par le nombre de Divisions plus les équipes Corporate cela faisait du monde. Qui lui-même mobilisait des centaines de dirigeants et des milliers de managers. Le coût était astronomique. Mais puisque la Cause était bonne on ne lésinait pas. Une fois passé le temps de l’élaboration des outils ou de leur perpétuel enjolivement venait le temps pour l’équipe Centrale de suivre l’avancement du projet. Un vaste système d’information avait été déployé. Il suivait pour ainsi dire en temps réel les progrès du terrain. Qu’une douzaine de pékins au fin fond de l’Afrique, sur un site offshore ou éparpillés sur les routes soient enregistrés et le Centre voyait l’objectif se rapprocher. Il complimentait les bons élèves et réprimandait les retardataires. Rien n’échappait à son contrôle. On y croit tous très fort. On y arrivera. Le Grand DRH du Système vibrionnait. Avec l’engagement de tous et de chacun le chiffre sera atteint et dépassé.
Il le fut. Le bellâtre pouvait roucouler à sa réunion de restitution des résultats. Qui, il est vrai, étaient impressionnants.
L’assistance somnolait béatement. A l’exception de quelques laborieux qui notaient assidûment et hochaient la tête d’un air entendu. Ensuite ils poseraient quelques questions sans intérêt si ce n’est de montrer au Chef qu’ils étaient là. La Grosse DRH Luxembourgeoise ne manquerait pas de commenter un ratio incompréhensible au commun des mortels en servant la soupe au passage au Corporate. Quant aux Franchouillards de service comme chaque année ils gloseraient doctement sur leurs syndicats qui devraient, ou non, connaître de ces chiffres. La routine.
« Quel branleur » les deux grands DRH assis au fond de la salle papotaient mezza voce. Eux n’étaient pas des DRH de salon mais de vrais moustachus en charge de grosses divisions opérationnelles. À eux deux, plus de la moitié de l’effectif du Groupe. Ils en avaient vu d’autres et le ballet de leur collègue les laissait de marbre.
– Il me gonfle avec son bousin. J’ai autre chose a faire que l’écouter pérorer.
– Pourtant tu es venu.
– Toi aussi. On ne dira pas que nous sommes des rebelles.
– Absolument. D’ailleurs il n’y a pas meilleur soldat que moi. J’ai un taux de couverture de mes effectifs dans le système de presque 90 %
– Comme d’habitude tu as bidonné les résultats ?
– Je les ai juste améliorés. Comme toi j’ai fait voter les morts .
Sourires des deux compères.
– En Asie je lui ai collé presque 100 % de taux de réponse. Et je lui ai dit c’est parce que les chinois sont disciplinés. Il l’a gobé tout cru. Comme ça on a bourré les urnes.
– Moi j’ai les russes qui ne sont pas dans le système. On a reporté manuellement leurs résultats. Tu vois ce que je veux dire
– Il ira vérifier que les entretiens avaient bien eu lieu à Vladivostok.
– Il faut se méfier il adore faire du tourisme industriel. Il ne connait peut-être pas encore la Mer du Japon. On a plutôt tripatouillé les effectifs. Moins il y en a plus le taux augmente vite. Et l’année prochaine le nombre d’entretiens augmentera miraculeusement.
– C’est magique
– Tu connais Jean-Jacques ?
– Le RH de la fonction Finance ?
– Oui justement un artiste des chiffres. Il a sorti les contractuels de ses effectifs mais il a compté leurs entretiens. Il a failli dépasser 100 % de participation. Du coup il a enlevé des hommes pour faire monter le taux de femmes. Le gandin était aux anges .
Entre-temps le Grand Directeur Général du Groupe était venu faire la conclusion. Très Grand Seigneur, membre du Comité Stratégique et Senior Executive VP (prononcer Vi Pi) un Américano Albanais qui portait beau et parlait bien. Il causait Ressources Humaines encore mieux que le bellâtre et son aisance captivait l’auditoire.
« Tu sais ce qu’on m’a dit ? Dans sa propre équipe directe il n’a fait aucun entretien d’évaluation. Il a dit que c’était de la M... et que ça ne sert à rien. »
« Et je tiens à réaffirmer mon total soutien à la DRH Corporate et tout particulièrement à notre Ami. Grâce à lui les mobilités sont devenues une réalité et illustrent la Volonté et l’engagement de notre Groupe. »
« Chapeau l’Artiste ». Les deux lascars du fond se délectaient en vieux routiers.
Au cocktail qui suivait ils ne manquèrent pas d’aller lui baiser la babouche. Il les connaissait de longue date et les accueillit chaleureusement « Dites-moi les gars j’ai besoin d’un mec solide pour succéder à mon analyste financier. L’autre prétentieux veut me fourguer une fille de chez Jean-Jacques. Une foutue Star qu’il a collée dans tous les Plans de succession. Moi je n’en veux pas. Chez nous au pays des Aigles les filles torchent les mômes et restent à la cuisine. »
La Morale de cette Histoire Si RH mon Amour
Quand un DRH rencontre un autre DRH ils parlent de quoi ? De leurs systèmes d’informations. « Et t’as quoi comme Esse Hi Airache ? » « Et tu bosses avec quelle SS Dezy ? » « C’est qui ton Nain T Gratteur ? ». Pour parler d’un malheureux collègue qui a rejoint une boite à la traîne on dit « Le pôvre n’a même pas de Esse Hi Airache ». La Fonction RH ne se conçoit plus autrement que traduite en tableaux, courbes et graphiques. Ce qui soit dit au passage fait le bonheur des talibans du chiffre qui prophétisent que l’avenir de la RH sera dans les indicateurs –on dit Metrics le milieu jargonne en gloubi boulga anglicisant- ou ne sera pas. L’idée qu’il ne soit pas du tout ne les a pas effleurés. Les géants de l’informatique ont flairé le filon de longue date et des générations de commerciaux se sont employés à flatter les DRH. Peu importe que leurs bouzins marchent mal, soient incompréhensibles et ne délivrent pas le dixième des miracles promis. De toutes façons c’est de l’informatique et le DRH n’y comprend rien par construction. Ce qui compte c’est d’avoir la plus grosse, la plus belle usine à gaz. C’est bien puisque c’est cher, très cher même. On reste stupéfait que des entreprises sérieuses et pleines de financiers grognons aient laissé dilapider de telles fortunes sans aucun retour sérieusement visible. Ce juteux business a grandi sur la tyrannie du management de la performance. Il faut mesurer les performances, donc les objectifs, donc les compétences –comme tous les sophismes ça marche aussi dans l’autre sens-. Et si les sacro saints chiffres sont bons c’est que tout va bien. Ce dogmatisme ne se préoccupe pas des managers. Ils sont tout juste bons à remplir les reporting et ne surtout prendre aucune initiative. Au point qu’on se demande si les inepties de l’Entreprise libérée sont la fin ultime de ces systèmes déshumanisés ou l’envie de se débarrasser des managers otages des reporting. Aujourd’hui le fiasco du management de la performance inventé dans les années 80 est patent. Il devient possible de dire que le temps est venu de réinventer le management de proximité, de se préoccuper des gens et de prendre tout le monde à bord et pas seulement les high potentials. Mais les DRH feraient bien de se méfier. Les commerciaux proposent déjà les Esse Hi Airache pour mesurer le Bonheur, programmer la Bienveillance ou informatiser la Qualité de Vie au Travail.
Morale dans la Morale
Il ne viendrait à l’idée d’aucun DRH de contester que gérer les compétences, prévoir des successions, anticiper les évolutions des métiers est une bonne chose. Et chacun jurera Croix de bois Croix de fer que c’est au cœur de toutes ses mobilités. Il n’est même pas exclu que les DRH le croient vraiment. Pourtant la réalité est bien différente. La part du rationnel est bien plus faible qu’on ne le prétend. Où est-il dans des recrutements externes où le candidat est vu deux fois une heure ? Dans les recrutements internes où le manager a de toutes façons déjà décidé qui il prendra ? Dans ceux où l’intervention d’un N++ impose – ou empêche - un candidat ? Dans les boites où la Doxa Maison veut que les managers passent d’une fonction à l’autre ? Ou bien quand sont imposés des critères de parcours réducteurs ? La vérité est que l’exercice est largement collectif et que la recherche de consensus dilue celle de la pertinence. Il faut plusieurs avis et qu’ils convergent. A ce jeu le plus petit dénominateur commun est assuré. Au fond tout le monde sait que trouver le bon candidat est illusoire. Alors il faut partager la responsabilité. Peu importe que le candidat ait vraiment les compétences attendues pourvu que chacun soit d’accord pour le prendre. Les DRH sont devenus des gestionnaires du principe de précaution. Ils feraient bien de faire attention car ils sont aujourd’hui entrés dans une période d’évolution de leur Fonction où ce sont des risques qu’il va falloir apprendre à gérer.
Morale de la Morale de la Morale
Courage fuyons.