Le modèle du manager masculin comme
« idéal-type » de l’entreprise traditionnelle
Historiquement, on a longtemps associé des caractéristiques telles que la force physique et mentale, le charisme, le goût du pouvoir et la domination au genre masculin. A contrario, la soumission et l’obéissance, fondées sur une incapacité à agir (passivité) et à faire face (aveu de faiblesse), la sensibilité ou l’empathie étaient plutôt considérées comme l’apanage du genre féminin. Il en résultait une séparation des univers selon son sexe : l’extérieur (le monde professionnel, la carrière) pour les hommes et l’intérieur (la maison, le cercle familial) pour les femmes.
Pour reprendre Françoise Héritier (1996) :« Dans le système conceptuel, on a défini le masculin et le féminin, dans chaque société, avec des catégories mentales contrastives, comme le chaud et le froid, le sec et l’humide (…). Ces catégories sexuées sont de plus, hiérarchisées, la catégorie positive étant, dans toutes les cultures, celle qui correspond au masculin. »
Pour ancrer ces caractéristiques « genrées », nos systèmes éducatifs et familiaux étaient organisés pour apprendre ces qualités et ces postures aux deux genres dès l’enfance, non seulement pour que l’homme puisse se distinguer de la femme, mais aussi pour que l’on puisse établir une hiérarchie des tâches et des compétences. Il s’agissait, comme le rappelle Marie Duru Bellat (2017), d’un processus qui transforme des contraintes sociales en évidences « naturelles » ou en « choix » individuels (apprentissage pratique par la répétition).
Un siècle de combat pour imposer la figure « féminine » comme légitime dans les entreprises
Depuis un siècle, les mouvements de revendication pour l’égalité des droits des femmes ont contribué à rééquilibrer cette vision caricaturale de la société. Ces dernières années, en particulier dans le monde occidental, ils se sont accélérés et amplifiés avec la digitalisation de la société et la mondialisation des échanges qui ont eu comme effet une modification des rapports sociaux et sociétaux, entraînant l’avènement d’un multiculturalisme accepté et reconnu, l’éloge de la diversité, un rapport nouveau et bienveillant au sort des minorités, et une valorisation de la tolérance et de l’ouverture aux autres.
Ces évolutions, empreintes de justice et d’équité, ne sont cependant pas neutres car elles modifient en profondeur des attributs associés traditionnellement au manager et par conséquent les attitudes, comportements, modes d’expression et d’actions qui y sont désormais attachés.
Les valeurs « féminines » au cœur de l’idéal type des organisations du 21ème siècle
S’agit-il d’un rééquilibrage du système de valeurs managériales, s’inspirant à la fois de valeurs dites féminines et de valeurs dites masculines ou assiste-t-on à un grand renversement où un style de management dit féminin s’imposerait (nouveau cadre de pensées et d’actions) au détriment de certains styles et systèmes de management devenus ringardisés voir honnis ou exclus car inadaptés aux aspirations des individus et à notre environnement actuel.
Autrement dit, doit-on définitivement abandonner le management directif ? L’autorité hiérarchique appartient-elle à des pratiques de management d’un autre temps ? La nécessité d’en « imposer » pour décider et agir au sein des organisations a-t-elle fait long feu ?
Le langage n’est jamais neutre (NB : employer le terme manager ou coach ; le verbe Diriger ou Etre au service ; la posture Verticale ou Horizontale ; La dimension Individuelle ou Collective, …). Il traduit toujours implicitement une nouvelle vision des rapports de force, valeurs et croyances dans la société, dans la mesure où sa structuration est normative et conditionne par là-même la façon dont nous pensons et agissons.
A ce titre, les travaux de Burke et Sarda (2007) rappellent les champs sémantiques des valeurs masculines et féminines dans l’entreprise (cf. tableau ci-dessous)
Si l’on s’attache donc aux éléments de langage employés actuellement dans les organisations, vous conviendrez qu’il semble clairement que le management « traditionnel » autrement dit « à la mode masculine » est en voie de disparition et que c’est bien le vocable des valeurs féminines qui l’a emporté.
De même, il apparaît de moins en moins aisé de recourir à certains comportements dits « masculin » (force, pression, autorité hiérarchique, verticalité, défiance, agressivité, violence verbale…). Car, à cette approche « physique » de l’autorité, s’est substitué un modèle de relation plus souple basé sur de nouveaux principes (humilité, confiance, bienveillance, générosité, don,…), dans lequel les ordres descendants, le haussement de ton, la dureté des propos ou les gestes énergiques apparaissent de plus en plus déplacés, voire interdits. On est désormais entré dans l’ère du « soft » et rompre le climat cotonneux ambiant peut devenir dangereux pour ceux qui s’y risquent.
Enfin, oser critiquer ou dire "non" avec force peut relever de la faute professionnelle. On risque d'être considéré comme une personne psycho-rigide, ne sachant pas s’adapter à la nouvelle donne environnementale, autoritaire, dans l’incapacité de faire avancer les choses.Bref quelqu’un de jugé non constructif ou de dépassé. Si l’on est manager, cette perception peut encore être plus délicate à gérer et à assumer. Le manager peut ainsi être accusé de perdre son sang-froid (c’est celui qui s’énerve le premier qui a perdu), ne sachant ni écouter et ni tenir compte des attentes et demandes de ses collaborateurs. On le perçoit dès lors comme une personne qui n’a pas su prévoir, anticiper, déléguer, gérer son temps et ses priorités, qui n’a pas su faire confiance au collectif et aux « richesses humaines ». On parle de manager toxique qui procure du « malheur au travail » et endosse la responsabilité des « burn-out » et autres « RPS » des membres de ses équipes.
Pour conclure cette section, l'ère du management par le diktat ferait progressivement place au management par l'inspiration. La spontanéité, l’émergence et l’empathie deviennent dès lors les nouveaux fondements d’un management, dont la source de légitimité n’est plus rationnelle-légale (rôle et importance des statuts et de la position hiérarchique) mais liée aux qualités naturelles des individus et à la nature des interactions.
Le management genré, un manager imparfait.
Pour notre part, nous considérons que le basculement est toujours dangereux et peut à bien des égards s’avérer non efficace.
Pourquoi voulez-vous que la bonne manière de manager au 21ème siècle soit l’exacte opposition de la manière de faire au 20ème siècle ?
Pourquoi un style purement « féminin » serait-il supérieur au style purement « masculin » ?
Il nous semble donc qu’un leader qui se repose uniquement sur des comportements dits féminins ou masculins ne disposent pas d’une palette suffisante pour engager durablement ses équipes et adresser les multiples défis de notre monde actuel.
Pour susciter l’engagement de ses collaborateurs, un manager, appelez-le coach ou développeur de capacités si vous préférez …, doit, à la fois faire preuve d'optimisme, de bienveillance, témoigner de la confiance mais également montrer de la conviction et de la détermination pour orienter ses collaborateurs et les guider dans leurs objectifs et actions (dimension transactionnelle). Cela sous-entend que dans bien des situations, les leaders doivent accepter de décider, d’arbitrer, de canaliser les forces et énergies, de donner une direction, en vue de créer un sens collectif aux opérations menées (conviction, courage, persévérance).
Cette prise de conscience de l’importance également d’une nécessaire force dans la relation aux autres, au-delà des questions d’ouverture et de tolérance, s’explique en grande partie par un environnement économique et technologique qui contribue à renforcer l’incertitude et l’instabilité des systèmes.
Et en même temps…
Le métier de manager est devenu difficile. Au-delà de la pression de l’environnement (hypercompétition, problématiques interculturelles, transformations sociétales, contraintes environnementales interactions hommes-machines, …) il s’agit de satisfaire les collaborateurs qui expriment des besoins paradoxaux :
- « avoir un cadre et des limites » et « être libre » ;
- « Etre reconnu individuellement» et « se fondre dans le collectif » ;
- « Avoir un feedback quasi continu » et « beaucoup d’autonomie » ;
- « Vivre dans le virtuel » et « le réel » ;
- « M’engager fortement dans le monde professionnel » et « privilégier ma vie personnelle » ;
- « Travailler chez moi » et « vivre des expériences collectives » ;
- « Prendre des risques » dans « un cadre sécurisant » ;
- « Investissez sur moi » sans « chercher à me retenir » ;
- « Ressentir des émotions et des sentiments » sans « m’investir émotionnellement » ;
- « Etre critique et lucide » tout en « étant optimiste et en pratiquant la philosophie positive »
- … La liste est infinie
Cette situation tend dès lors à modérer les critiques de l’approche managériale traditionnelle dite masculine, en faisant émerger un manager ambidextre, à la fois, souple et déterminé, agile mais cohérent, ouvert mais rigoureux, adaptable mais stratège. Etre manager demandera de plus en plus cohérence, rigueur et stabilité (source d’intégration et de fondements), mais aussi une demande de proximité et de mise en oeuvre de ressources émotionnelles en interne et dans les relations avec les clients. La question n’est donc pas à rechercher dans l’opposition de styles de management ou de systèmes de valeurs masculin ou féminin, mais davantage dans l’organisation de combinaisons de ressources, nouvelles et inédites, pour répondre aux transformations de l’environnement.
Michel BARABEL & Olivier MEIER
Michel Barabel est maître de conférences à l'Université Paris Est où il co-dirige le Master 2 GRH dans les multinationales et professeur affilié à SciencesPo Executive Education où il assure la direction scientifique de l'Executive Master RH.
Olivier Meier est Professeur des Universités et Directeur de recherche au LIPHA Paris Est,
ils sont co-auteurs de nombreux ouvrages, dont "Manageor", "Innovations RH" et "Management interculturel" aux éditions DUNOD.