Catherine Becquelin, DLSA, Consultante experte en Relations Sociales
Dirigeante de la société de conseil en Ressources Humaines DLSA, Catherine Becquelin a travaillé auprès de divers organismes tels que le Cegos ou Arthur Hunt comme consultante en relations humaines et relations sociales et au sein de la Division management des ressources humaines comme DRH groupe pour Bayard Presse.
Des transformations majeures dans le monde du travail entrainent une évolution rapide des métiers et des compétences, et nécessitent de travailler autrement. Citons pêle-mêle : une accélération croissante qui nécessite improvisation et prise de risque, le développement des technologies digitales qui permet un fonctionnement virtuel, asynchrone et à distance, le développement de l’intelligence artificielle et des robots, l’évolution rapide des organisations et des collectifs de travail, etc.
Dans ce contexte, le développement des compétences individuelles est devenu une priorité « tous azimuts », pour l’entreprise, et pour les pouvoirs publics. L’enjeu est de développer les compétences et l’employabilité. L’accent est mis en particulier sur les compétences transversales, transférables, celles qui permettent aux salariés de s’adapter, en premier lieu la capacité à apprendre.
La réforme de la formation de 2018 prévoit (entre autres) un accès individuel renforcé à la formation, visant à donner plus de moyens aux salariés, et parallèlement à les responsabiliser davantage en tant qu’acteurs de leur formation et de leur parcours professionnel.
Les entreprises commencent à anticiper pour chaque salarié les compétences qui seront obsolètes demain, car liées aux tâches qui seront prises « en main » par l’intelligence artificielle et les robots, et celles qu’il lui faudra développer ; et elles individualisent de plus en plus les parcours de formation et de développement des compétences.
Tout cela est bien entendu indispensable, mais peut-être pas suffisant. En effet, le développement de la compétence collective en tant que tel n’est pas souvent cité comme un levier de développement des compétences individuelles.
Et si le développement de la compétence collective était aussi un levier pour développer les compétences individuelles et donc l’employabilité ?
Dissocier le développement de la compétence collective du développement des compétences individuelles n’a pas de sens ni pour l’entreprise, ni pour les salariés
Chacun sait que « La compétence c’est les savoirs d’action du salarié mobilisés pour intervenir dans les situations de travail avec succès », que « les compétences n’existent pas indépendamment des situations dans lesquelles elles s’appliquent » , et qu’elles se développent en situation professionnelle. En d’autres termes, elles se développent dans le cadre de la fonction et du rôle tenus -développement des compétences nécessaires aujourd’hui, identifiées comme nécessaires pour demain-, mais également dans l’environnement de travail, au sein du collectif proche (équipe de travail, service) ou plus large (division, entreprise ou organisation élargie).
La compétence collective permet à l’organisation d’être performante et de s’adapter rapidement, grâce à la complémentarité de chacun de ses membres et à leur capacité à travailler ensemble, à coopérer pour dépasser leurs propres limites et innover. C’est la raison pour laquelle elle est considérée depuis les années 1990, comme un facteur stratégique, un avantage concurrentiel.
Si les compétences clés -celles considérées comme critiques, liées à l’expertise de l’entreprise et détenues par une partie des salariés- sont essentielles pour l’entreprise, s’il est important de gérer/manager d’une manière très individualisée les personnes qui les détiennent, la force de l’organisation ne résulte pas de ce que sont ces personnes prises séparément, dans leur singularité, mais bien d’une forme de dynamique collective qui fait la singularité de l’organisation elle-même.
Compétences individuelles et compétence collective peuvent se renforcer mutuellement, le développement de la compétence collective entrainant, par un effet systémique, le développement des compétences individuelles et de l’employabilité, dans un cercle vertueux.
Dissocier les deux, qui plus est en renvoyant l’approche collective de la compétence à la direction générale -en raison de son impact sur les résultats économiques- et l’approche individuelle à la fonction RH n’a pas beaucoup de sens.
Certes nous sommes dans le contexte d’une demande d’individualisation croissante de la gestion des ressources humaines par les salariés, mais cela ne doit pas se faire au détriment du développement d’une compétence collective dont ils s’enrichissent également.
Les apports de la combinaison des compétences individuelles des personnes qui constituent ce collectif (et non pas de leur addition) vont bien au-delà de l’application de process ou de procédures définies par l’organisation. Cette combinaison, cette alchimie permet en particulier le « partage » des compétences tacites, qui représentent jusqu’à 70% des compétences mobilisées en situation et qui reposent sur la pratique quotidienne, l’intériorisation par l’expérience, les intuitions et les méthodes personnelles, sans que les salariés sachent l’exprimer, ni même en aient conscience .
La question est donc de savoir comment cette compétence collective peut nourrir les interactions et les compétences individuelles
Créer les conditions de la compétence collective, c’est permettre à chacun d’exprimer ses compétences, de comprendre ce qui lui permet de développer ses ressources personnelles, et lui permettent également de développer les compétences individuelles des autres, par un mécanisme de réciprocité et de coopération.
L’émergence d’une compétence collective favorise la mise en commun de compétences et l’existence d’une dynamique de partage des savoirs, des expériences, la fixation de règles collectives de fonctionnement, la qualité des échanges inter-individuels qui permettent de gérer efficacement les aléas etc.
Dans ces conditions favorables, les compétences tacites (par exemple l’élaboration et la prise de décision, la manière d’appréhender la complexité …) peuvent être exprimées, partagées avec d’autres, faire l’objet d’une appropriation, d’une recontextualisation et être ré-internalisées par chacun pour venir augmenter son propre portefeuille de compétences individuelles.
Cette « alchimie » de la compétence collective s’observe (lorsqu’elle existe) au quotidien dans le collectif de travail par l’existence d’un référentiel commun, d’un langage partagé, d’une mémoire collective . Elle favorise le développement de la capacité d’initiative des salariés, leur plus grande self awareness , leur intérêt ou leur motivation pour d’autres activités voire l’acquisition de nouvelles compétences plus techniques.
Pour que la dynamique de l’enrichissement systémique fonctionne, elle doit être entretenue. Cet « entretien » est un exercice subtil, qui concerne managers et fonction RH dont la responsabilité partagée est de créer les conditions et faire fonctionner une organisation à la fois apprenante, capacitante et développante . » i.e porteuse de développement et de pouvoir d’agir.
Quels sont les leviers de l’organisation pour faciliter le développement systémique des compétences ?
Une logique de coopération qui diffuse dans l’organisation
« La coopération, basée sur la confiance et la réciprocité, est une aptitude à une intelligence collective sans limite qui permet aux humains d’améliorer la connaissance d’eux-mêmes, des autres et du monde … elle est une quête de connaissance partagée, qui prend la forme d’une intelligence collective à but illimité » .
Cette définition marque la différence fondamentale avec la collaboration cantonnée dans une forme « d’association à objet déterminé, pour une certaine durée et limitée à l’accomplissement en commun d’une tâche nécessaire».
L’engagement dans la coopération se construit dans la durée, à mesure du développement de la confiance ; il permet de plus en plus d’échanges de savoirs avec des personnes qui peuvent être géographiquement très éloignées, la réciprocité dans le développement des compétences et l’innovation. La collaboration sans esprit de coopération -ce qui n’est pas rare- ne permet pas de développer la compétence collective et le collectif aura du mal à se dépasser pour s’adapter et innover.
Des situations de travail apprenantes pour les personnes et pour le collectif
Il s’agit d’aller au-delà du partage de savoirs faire, du transfert de compétences et de la mise en place des dispositifs formels tels que les groupes d’analyses des pratiques, le knowledge management, le travail collaboratif ou les groupes projet. Ces dispositifs aussi intéressants soient-ils, ne suffisent pas.
Une place particulière doit être faite :
- aux situations d’élaboration commune ou chacun s’engage (est responsabilisé) dans le traitement de la problématique posée et contribue au résultat final en fonction de ses compétences,
- à la mise en place de dispositifs d’apprentissage entre pairs qui développent la réflexivité, comme le co-développement ou la formation en situation de travail (qui vient d’être reconnue comme une action de formation en tant que telle dans la loi sur la formation de 2018),
- à l’analyse des succès comme des échecs (qu’est-ce qu’on a manqué ?, comment a-t-on réussi ?, par quels fonctionnements du collectif ?, comment avons-nous géré les aléas ?, comment ferait-on aujourd’hui ?, qu’est ce qui est modélisable, transposable ? …). Analyser les échecs pour en faire un élément apprenant nécessite sur un véritable droit -individuel et collectif- à l’erreur, et suppose de rompre avec la pratique répandue de « mettre les choses sous le tapis» par manque de courage le plus souvent.
On le voit bien, tout cela suppose un souci constant du développement de la compétence collective qui va de la réflexion sur l’organisation au rôle confié aux managers, en passant par les modes de fonctionnement mis en place.
Une organisation, des modes de fonctionnement et un management adaptés
Ce souci constant relève d’une philosophie managériale : chaque manager (hiérarchique ou manager de projet) est chargé de faire grandir les membres de l’équipe individuellement et de développer le collectif de travail.
Dans cette perspective il doit être garant d’une culture du dialogue et de la concertation, installer les conditions pour que la confiance se développe et qu’il y ait de la coopération, donner le cadre qui permette de communiquer, partager, s’enrichir, se confronter, autrement dit qui garantisse à chaque membre du collectif liberté, protection et sécurité psychologique.berté et la protection de chaque membre du collectif.
Il doit aussi être garant de l’autonomie des personnes de l’équipe, articuler process/procédures et pratiques informelles et exercer, à l’inverse d’un management par les process, un management fondé sur le principe de subsidiarité.
Il doit enfin rechercher la pluralité et la diversité des acteurs et des profils, des expertises et des regards, sur lesquels s’appuie l’intelligence collective selon deux principes « le nombre fait la force…mais le nombre n’est pas tout » .
« La diversité constitue un levier d’innovation et de créativité, … puisque les personnes sont porteuses de processus d’apprentissage et de maîtrise des connaissances différents qui, lorsqu’on les confronte sous l’angle de la synergie créatrice, deviennent des sources majeures d’innovation tant sur le plan des produits que sur celui des procédés ».
Des politiques RH cohérentes
Formation et développement des compétences ne sont plus des activités spécifiques ou ponctuelles, encore moins exercées par la seule fonction RH. Le rôle de développeur de la compétence collective du management -qui n’est pas toujours intégré naturellement dans sa fonction - doit donc être explicité (rôle attendu), encouragé (accompagnement), et valorisé (reconnaissance).
C’est à la fonction RH de mettre en place des politiques alignées sur cette ambition de développement systémique des compétences, cohérentes entre elles et porteuses d’une dynamique vertueuse tant pour l’entreprise que pour les salariés.
Au-delà du développement d’organisations capacitantes, et de situations de travail propices au développement des compétences (cf. supra), arrêtons nous l’évaluation de la performance et la gestion des talents.
Evaluation de la performance
La performance de l’entreprise est par essence collective et il est impossible d’identifier ce qui est imputable aux compétences individuelles ou à la compétence collective. .Mais ce lien n’est pas toujours appréhendé, et la compétence collective est souvent vue comme un « objet à part, séparable des autres aspects du management ».
Alors, pourquoi ne pas mettre en place, à côté de l’évaluation de la performance individuelle -censée donner une lecture des compétences individuelles -acquises ou à développer-, une évaluation des résultats collectifs des équipes -y inclus leur manageur- et de leur création de valeur.
L’objectif est de repérer collectivement, par un nouvel exercice de réflexivité, ce qui dans les résultats est imputable à la compétence collective, quels sont les progrès réalisés (coopération, transfert de savoir-faire, qualité du dialogue au sein de l’équipe….), les difficultés rencontrées. L’idée est de prendre en compte l’interdépendance, s’intéresser au « comment » et à l’essence de cette compétence collective, repositionner chaque membre de l’équipe comme acteur et responsable des fonctionnements collectifs
Cette forme d’évaluation va bien au-delà des « rénovations» actuelles des systèmes d’entretien annuel de certaines entreprises, qu’une lecture provocatrice pourrait assimiler à une redécouverte des basiques du management de proximité ou de projet (feedback argumenté au fil de l’eau et bilan de ces bilans une ou deux fois de l’année).
Il est clair que le système de rémunération mis en place doit être cohérent et prendre en compte à la fois la performance collective, le développement de la compétence collective et permettre le partage des profits liés aux progrès de l’entreprise et des équipes.
Gestion des talents
Quant à la politique de gestion des talents, elle doit concilier deux nécessités antagonistes :
Une dynamique de parcours individualisé pour développer motivation et employabilité, avec l’affectation de missions en fonction des compétences détenues ou à acquérir, ou du potentiel à développer ;
Et la nécessité d’une certaine stabilité des collectifs pour ne pas perdre la dynamique enclenchée : un turn over trop rapide risque d’avoir un effet négatif sur le collectif, alors qu’un temps suffisant lui permet de développer la compétence nécessaire pour compenser le départ de certains, ou faciliter l’enrichissement des nouvelles compétences accueillies.
Vers une reconnaissance et une valorisation des pratiques de développement de la compétence collective ?
Prendre en compte le développement de la compétence collective, la considérer comme un levier du développement des compétences individuelles doit s’inscrire dans le pilotage global de l’organisation, constituer un projet d’entreprise, d’équipe ou de service intégrant un véritable management par les compétences.
Ce projet, ainsi que les dispositifs associés -dont certains ont été évoqués plus haut-, pourraient être pris en compte dans le cadre d’une labellisation de la politique de formation de l’entreprise, au-delà des dispositifs classiques de développement des compétences individuelles.
Enfin la transformation des compétences individuelles en pratiques collectives innovantes, en savoirs à valeur ajoutée -valorisables pour l’entreprise- s’appuie sur des pratiques de développement de la compétence collective qui méritent d’être elles-mêmes reconnues et valorisées, y compris dans le cadre d’une valorisation du capital humain de l’entreprise. Car c’est l’existence ou non de ces pratiques qui permet de répondre à la question de savoir si les salariés ont été mis en situation de pouvoir agir, et de mettre en œuvre pleinement leurs compétences individuelles.