Par Gilles Verrier, Directeur général d’Identité RH
Partons d’un constat : secteur après secteur, métier après métier, les entreprises sont confrontées à la nécessité et à l’urgence d’un gigantesque effort de reconversion. Il s’agit à la fois d’intégrer l’impact qualitatif que les technologies vont avoir sur les métiers, de faire face à la rapidité de transformation des compétences requises et de parvenir à développer celles qui, du fait de leur rareté, sont critiques et source d’avantage concurrentiel. Pour adresser cet enjeu, l’entreprise doit traiter deux questions :
1/ Comment anticiper les compétences à acquérir et à développer ?
La GPEC traditionnelle est devenue source de défiance pour de nombreuses entreprises parce que spontanément associée à une approche bureaucratique, à une démarche longue et complexe, type « usine à gaz », bref un projet éloigné des enjeux business immédiats. Il est vrai que la production normative intense du législateur en la matière, associée à certaines pratiques, a conduit à décrédibiliser une approche pourtant indispensable, puisque visant à identifier les compétences et les effectifs nécessaires à moyen terme.
Apparu il y a une dizaine d’années, le Strategic Workforce Planning est une démarche alternative qui permet de dépasser les limites de la GPEC tout en répondant aux mêmes enjeux complexes : identifier les impacts des évolutions des activités de l’entreprise sur les ressources humaines, leur nombre et leurs compétences.
Les atouts de cette démarche
Le Strategic Workforce Planning constitue une approche plus ciblée et plus simple que la GPEC, entièrement focalisée sur les enjeux concrets des différentes activités de l’entreprise. Ce processus systématique permet d’identifier et de répondre aux écarts entre les ressources disponibles et les besoins, aujourd’hui et dans le futur. Ainsi, l’entreprise peut s’assurer en continu que les bonnes personnes et les bonnes compétences sont au bon endroit, au bon moment et au juste coût.
L’intérêt de la démarche réside notamment dans son articulation avec la stratégie de l’entreprise. Celle-ci peut être appréhendée au travers d’interviews structurées des responsables des business units de l’entreprise, afin d’aller au-delà de ce qui est indiqué dans le plan stratégique.
De plus, certains objectifs sont parfois difficiles à formaliser (comme l’évolution de la culture, des postures, des comportements) et il s’agit d’identifier les conséquences très précises de ces dimensions sur les différents métiers de l’entreprise.
Les 5 piliers du Strategic Workforce Planning :
- Il s’agit tout d’abord de positionner le Strategic Workforce Planning comme domaine de responsabilité partagée entre la fonction RH et les managers est un facteur déterminant dans le succès de ce projet.
- Incontournable pour garantir la faisabilité pratique de la démarche, un outillage prédictif devra être mobilisé. Celui-ci doit permettre de faire glisser les pyramides des âges en y intégrant les différentes variables (mobilités, promotions, turnover, etc.).
- Les arbitrages et équilibres ciblés doivent être clairs entre les trois options possibles pour combler les écarts entre les ressources existantes et celles nécessitées par les projets de l’entreprise : le développement des compétences (make), le recrutement en externe (buy) ou la mobilité interne (redeploy).
- La valorisation monétaire de ces différentes options va constituer une des données clés pour réaliser cet arbitrage. Par exemple, pour développer une équipe de data scientists, comment pondérer ces trois options ? Leur faisabilité joue, bien sûr, mais leur valorisation monétaire est aussi un des déterminants centraux.
- Le pilotage régulier par les dirigeants, en considérant le Strategic Workforce Planning comme le volet humain du plan stratégique de l’entreprise.
Pour aller au-delà
À cette approche logique, peut être ajoutée une étape contre-intuitive : partir des compétences différenciantes disponibles dans l’entreprise pour identifier de nouvelles activités à développer. Cette approche de type resource based view a permis à certaines entreprises de générer une croissance additionnelle.
Ainsi, en matière de thés aromatisés et d’infusions, Unilever a constaté qu’il avait une maîtrise du processus industriel d’aromatisation inégalée chez ses concurrents. Ce qui l’a conduit à décider de se développer en priorité sur ce marché et pour cela, de renforcer cet avantage en recrutant des aromaticiens, en développant les compétences dans ce domaine et en investissant dans l’outil industriel sur l’aromatisation. C’est ainsi que ce groupe a gagné 5 points de parts de marché en 5 ans en Europe. Une approche de Strategic Workforce Planning bien menée peut aussi avoir ces effets-là.
Avoir identifié, caractérisé et quantifié les compétences requises revient à avoir défini la cible. Reste à voir comment l’atteindre, notamment en actionnant le levier make.
2/ Comment développer les compétences requises ? *
Dans de nombreuses entreprises, la façon d’approcher la formation professionnelle est restée très traditionnelle. Quelques approches complémentaires s’y sont greffées (cas pratiques, simulations, dispositifs ad hoc, e-learning, etc.). Mais elle est conçue sur les mêmes bases que le modèle scolaire : l’exposition au savoir est la source de l’apprentissage, qui reste externe au travail effectif du quotidien. Est-ce vraiment là le meilleur moyen de transformer les pratiques professionnelles ?
La rupture à engager
La vraie rupture pour le collaborateur serait d’apprendre en faisant et en comprenant comment et pourquoi il l’a fait ainsi. Ici, le travail lui-même est repensé et réorganisé comme activité apprenante. L’entreprise œuvre à engager ses collaborateurs dans des situations professionnelles où ils vont se développer. La formation classique est déplacée vers l’apprentissage au sein de l’activité, enrichie par la mise à disposition de ressources.
Les travaux sur l’organisation apprenante avaient paru apporter une vraie rupture dans cette direction. Soyons objectifs : ils sont restés marginaux en termes de mise en pratique. Mais la donne est en train de changer. Il est temps de reconsidérer le concept d’entreprise apprenante à l’aune de la situation actuelle et future liée à la digitalisation de notre monde. L’entreprise doit définir comment, en s’appuyant sur les technologies digitales, elle peut repenser :
- Le développement des compétences au cœur des situations de travail, qui doivent donc devenir apprenantes ;
- L’organisation du travail pour qu’elle embarque cette possibilité au quotidien ;
- Le management pour qu’il soutienne ces processus d’apprentissage de leurs collaborateurs.
Reconfigurer la situation de travail
Par situation de travail, nous entendons l’ensemble des éléments, physiques ou non, qui permettent de réaliser l’activité. Ce qui inclut poste de travail, objectifs attendus, contraintes, interactions, etc.
C’est bien la situation de travail qui est la pièce centrale, puisque :
- Ce qui intéresse l’entreprise, c’est que ses collaborateurs soient le plus compétent en situation de travail ;
- Si l’objectif de transfert est fondamental, autant s’en rapprocher le plus possible pendant la formation ;
- L’entreprise aura de plus en plus les moyens de doter la situation de travail d’informations propices au processus d’apprentissage continu, via les technologies ;
- Ce qui se passe dans l’activité elle-même est déterminant en termes d’engagement, d’appropriation et donc d’efficacité de l’apprentissage, de transfert réussi et d’intelligence des situations.
Rendre les environnements capacitants
Pour apprendre, ces situations de travail reconfigurées produisent en elles-mêmes des informations à intégrer au fur et à mesure. Mais elles doivent être enrichies par l’environnement organisationnel qui comprend alors :
- L’accès en temps réel aux informations nouvelles indispensables à l’activité : tout changement dans le contenu du travail est livré sur le poste lui-même ;
- Des ressources d’apprentissage mises à disposition par l’entreprise, avec des contenus variés et facilement accessibles ;
- Des réseaux apprenants et des apprentissages par les pairs, avec une vraie influence des communautés ;
- Un accompagnement pédagogique personnalisé, prenant en compte les différences dans la capacité d’apprentissage ;
- Une culture de l’apprenance, véritable volonté d’apprendre et d’apprendre ensemble.
Quant aux managers, leur responsabilité de gérer les compétences de leurs collaborateurs, donc leurs apprentissages, devient première dans ce contexte. L’attention est portée sur les individus, mais aussi sur leurs interactions, en organisant les apprentissages collectifs et organisationnels.
Engager la transition
Transformer l’approche de l’entreprise en matière de développement des compétences suppose dans un premier temps de faire comprendre à l’ensemble des acteurs (collaborateurs, managers, dirigeants) que la formation doit être intégrée dans les situations et les contextes de travail.
Il s’agira ensuite pour le DRH pleinement conscient de l’enjeu de démontrer concrètement, en assurant la mise en pratique de cette approche sur quelques métiers critiques, avec une logique de test & learn.
L’entreprise devra identifier en parallèle les systèmes informatiques nécessaires. Si l’impact du digital permet enfin à l’entreprise d’entrer dans cette ère de l’apprenance, encore faut-il matérialiser ce potentiel.
En œuvrant dans cette direction, l’entreprise engagera à la fois une transformation culturelle et une rupture dans ses méthodes.