Elisabeth Provost Vanhecke, Consultante chez Humanity concept
Quand l’expertise venait de la pratique…
Une conductrice novice « cabossait » fréquemment sa Ford blanche achetée d’occasion. Alors elle rendait visite à un ami garagiste qui avait repris l’entreprise paternelle. Un jour, quand celui-ci aperçut la jeune fille : « Ah bonjour ! » lui dit-il « Je sais pourquoi tu viens me voir ! » Une fois la voiture garée, il passa lentement la main sur l’impact de la carrosserie… puis un deuxième passage à un endroit différent… « Bon ! Tu en auras pour 2 000 francs environ ». Je savais que je pouvais lui faire confiance. Son diagnostic était sûr et le montant de la facture toujours très raisonnable. Je lui donnai mon accord.
Le garagiste n’avait jamais fait de trigonométrie qui lui permette de calculer l’impact du choc ; et à l’époque, les logiciels de diagnostic n’existaient pas encore. L’intelligence de la main avait résolu le problème de la réparation et de son coût. Lors d’une situation professionnelle, celle du garage automobile, la liberté d’agir et de penser mise en perspective avec le savoir-faire a généré un comportement autonome. L’objectif professionnel était bien présent, réparer la casse ; avec en toile de fond, son envie de me faire plaisir, sa famille et la mienne entretenant depuis toujours de bonnes relations. Et tout ceci dans le cadre d’un Métier qu’il adorait, la mécanique automobile.
Son choix n’avait pas été contingenté par un processus à appliquer. Ses contraintes étaient celles d’un exploitant de petite entreprise et celles de la connaissance technique disponible. Ainsi, il a su trouver la meilleure réparation pour l’étudiante désargentée que j’étais.
Le droit à l’erreur de l’expert redevenu novice
Dans cette situation, si le garagiste avait rencontré une difficulté pour laquelle il n’avait pas de solution, il aurait pu « l’inventer ». Ses capacités et ses aptitudes auraient été orientées vers le but à atteindre, faire son Métier du mieux possible, afin de rendre service à ses clients. Certes, cette démarche téléologique qui inscrit le futur comme conséquence de l’action immédiate aurait pu être source d’erreur. Car il serait passé d’un mode expert à un mode « novice ».
Face à de nouvelles circonstances, tout professionnel redevient novice s’il ne trouve pas dans son expérience accumulée un procédé analogue pour résoudre le problème. L’avantage d’une situation « autonome » est qu’elle laisse à la personne la possibilité de l’erreur, comme contributive à l'appréhension de la difficulté à résoudre. Elle devient l’élément déterminant du libre choix des processus afin d’atteindre le résultat escompté. Le cheminement des allers et retours entre le mode essai et le mode erreur est constitutif de la découverte du savoir dans une situation de résolution de problèmes.
Ainsi, le droit à l’erreur se révèle être un paramètre incontournable de l’innovation. La pratique de l’expert se trouve enrichie non seulement du résultat atteint satisfaisant ; mais aussi du processus de pensée identifié qui a permis la découverte d’un nouveau savoir. Au-delà de celle-ci, ce processus pourra être réutilisé par la personne dans la recherche d’autres solutions à d'autres problèmes. Claude Lévi-Strauss parlait de « bricolage et de bricoleurs ».
Au-delà du résultat trouvé, la richesse de l’erreur réside dans le processus mis à jour. La structure de la pensée a évolué.
Compétence du Métier et compétences aux pratiques du Métier
La situation « autonome » peut exister quels que soient l’espace et le temps : au bureau, sur un chantier, dans un atelier, au guichet ou dans l’atmosphère « ouatée » d’une pièce de direction…
Elle ne concorde pas avec celle d’un expert redevenu novice qui acquière un savoir inconnu, sans la possibilité d’en débattre avec son environnement professionnel.
Dans le cas de la situation de travail autonome, l’individu orientera sa recherche vers des éléments qui puissent faire sens avec sa finalité professionnelle. Il n’y a pas si longtemps, on appelait cela, « La Compétence du Métier ».
Dans l’autre cas, l'objectif rationnel à atteindre est l'opérationnalité d’une pratique immédiate à acquérir. La reliance avec la finalité individuelle n’est pas convoquée. En fait, la question n’est même pas posée. Il s’agit de se procurer « des compétences aux pratiques du Métier ».
La remise en cause du logiciel qu’on aurait souhaité utiliser comme didacticiel-expert ; le débat entre collègues et managers ; l’émergence d’idées divergentes ; les erreurs de compréhension qui sont autant de manières différentes que de personnes pour s’approprier le nouveau savoir ; toutes ces initiatives sont écrasées par la réalité imposée. Le processus de pensée devient contingent au résultat à atteindre. Telle est la logique d’un management de contrôle qui ne donne plus la possibilité à la personne d’inventer son Métier.
Le mode d'acquisition des savoirs rend la compétence substituable
La notion de compétence est bouleversée. Désormais celle-ci peut s’acquérir par l’appropriation de repères préétablis, normés ou numériques. On ne demande plus à la personne de composer son propre référentiel. Pour le Sujet, l’horizon Métier s'obstrue à cause de l’absence de perspective créative. Les compétences utiles à sa pratique remplacent la finalité individuelle du désir de Métier.
La personne se retrouve en position de novice dans une situation qui n’est plus celle de l’organisation apprenante. L’appropriation de processus identiques pour tous, supplée l’évolution de la compétence du Métier en situation de travail. La polyvalence des pratiques devient compétence substituable. Chacun applique la même procédure pour la même connaissance…
Ce mode d'acquisition des savoirs peut impacter la qualification et la rémunération des nouveaux embauchés, plus substituables et moins coûteux que les anciens. Pour l’organisation, sa position sur les marchés et les aléas de la conjoncture économique légitiment le principe d’utilité de la compétence qui prend la place du principe de Métier.
Alors, quand l'expert-novice revient à mode expert, l’expertise reconnue n’est plus la sienne. Il applique la compétence de l’entreprise.
Au cœur de l’activité, l’identité de la personne au travail
Pour l’organisation, l’avantage d’un apprentissage qui laisse peu de place à la vision subjective des personnes, réduit notablement la disparité entre les façons de faire individuelles d’acquisition de la compétence en situation de travail. On a créé par là une sorte d’uniformité des comportements. Une nouvelle « saillance » à la compétence groupale ; la même pratique reproductible par tous.
Mais qu’a-t-on fait de l’identité professionnelle au travail ?
Derrière le voile existent des Sujets différents ; au système de valeurs distinct ; au rôle particulier que chacun s’est fixé pour son entreprise au-delà du poste occupé, son engagement. Tout ceci et bien d’autres éléments, telles les interactions dans les organisations, concourent à l’élaboration de l’identité professionnelle au travail.
Quand le manager exerce une régulation de contrôle sur une action particulière qu’il évalue située en dehors du cadre convenu ; et dans la méconnaissance de l’identité de la personne, il prend le risque d'achopper ce qui lui fait sens :
- l’objet qu’elle a choisi pour but, le Métier est de celui-là. Inscrit dans le futur, il rétroagit sur son comportement et son rôle dans la structure ;
- ses critères de choix, ses principes d’action, qui vont sélectionner spontanément certains éléments de la situation, pas d’autres et les retenir pour vrais ou faux ; et lui révéler ce que cette situation signifie ;
- les moyens matériels du contexte, plus ou moins importants suivant les cas de figure ;
- et la qualité des interférences relationnelles avec la hiérarchie ou les pairs.
Dans cette description, apparaît toute la richesse de la signification pour chacun des individus ainsi que l’importance du climat social et des interactions, éléments aléatoires, dans la fabrication de l’identité au travail. Quand certaines approches managériales ne prennent en compte que ce qu’elles ont ramassé dans le cadre étroit de la conformité à la règle, les moyens matériels mis à disposition…
Le bien-être au travail, un leurre ?
Pour la personne, le choix s’opère souvent entre la préférence pour un avantage immédiat, l'acquisition d’une compétence pour se maintenir dans le système organisation et conserver son emploi ; au détriment des bénéfices espérés d’une action dont les retombées auraient pu déséquilibrer sa position dans l’entreprise. Il fera l’impasse sur « le reste de lui », tant que ses conditions de vie au travail équilibreront les contraintes de son activité.
Dans ce cas, on peut comprendre l’importance actuelle accordée au bien-être au travail ; quand la réalisation des identités individuelles tend à devenir une utopie…
Le doute une qualité majeure pour l’entreprise…
…prise entre une évolution trop rapide des techniques et un avenir économique incertain ; parce que l'impermanence est devenue principe de permanence ; afin qu’émerge l’innovation dont elle a tant besoin pour se maintenir sur le marché ; pour l’entreprise, l’impérieuse obligation est de préserver un cadre humain d’évolution autonome. Certes, l’individu aura à se former aux technologies numériques mais il conservera un espace de discussion privilégié d’où jailliront les idées nouvelles. L’intelligence intuitive, les softs skills ont toujours avorté sous la contrainte…
Alors, pourquoi ne pas questionner le futur à l’aune du présent ? Douter de la certitude de la connaissance qui sera retournée d’un coup d’innovation ; douter de la prévisibilité des pronostics. En quelque sorte, envisager le doute comme une qualité majeure de survie de l’entreprise !