Par Marc Veyron & Philippe Cafiero
La QVT s’est installée progressivement dans l’agenda du DRH. C’est un sujet de négociation mais aussi d’attractivité et fidélisation. Comment ce thème s’est-il imposé et quelle place a-t-il ?
En juin 2013, il y a presque 6 ans, les partenaires sociaux signaient un accord national interprofessionnel sur la QVT et l’égalité professionnelle. Son titre « Vers une politique d’amélioration de la qualité de vie au travail et de l’égalité professionnelle », montrait la volonté d’enclencher une dynamique, plus que de fixer des nouvelles normes ou obligations. Cet accord avait une durée de 3 ans, il n’a pas fait l’objet d’une reconduction ni d’un bilan par les signataires. Il a donc juridiquement cessé de produire ses effets. Est-ce à dire que cela a été inutile ?
Cela a été utile pour enclencher une dynamique au niveau des entreprises
Le législateur a puisé dans cet accord des éléments, notamment dans le regroupement des thèmes de négociation. Au niveau des branches professionnelles, seulement quatre se sont saisies du sujet pour négocier un accord. En fait c’est surtout au niveau des entreprises que la dynamique a été la plus forte. Sur la seule année 2018, le site de Légifrance recense 1297 accords sur la QVT et l’égalité professionnelle. Cela démontre que le bon niveau pour aborder ce sujet est bien l’entreprise. C’est au plus près de l’organisation du travail, qu’il est efficace d’agir. Les partenaires sociaux, sur le terrain, l’ont bien compris. La lecture attentive des accords montre cependant une certaine standardisation, une forte prise en compte des évolutions sociétales (télétravail, temps de vie, …) et une faible prise en compte de la santé au travail. L’Anact a réalisé une étude intéressante sur un échantillon d’une centaine d’accords QVT1. « Concernant la santé au travail, les améliorations apparaissent plus incertaines. Les accords mentionnent rarement cette dimension. Lorsque c’est le cas, peu de liens sont faits avec les questions de charge, de contenu et d’organisation du travail. La prévention primaire est peu présente. Pourtant fortement lié à la santé au travail et à la qualité de l’engagement des salariés, le domaine du changement organisationnel apparaît comme le parent pauvre des accords malgré le rappel de principes généraux à ce sujet dans un certain nombre d’accords. L’accompagnement des évolutions technologiques est également rarement abordé, et la question numérique circonscrite « au droit à la déconnexion » sans que les enjeux plus stratégiques d’évolution des métiers, de construction des parcours et d’organisation du travail ne soient intégrés ».
Cela a été utile pour sortir d’une logique accusatrice à une logique de prévention
Les suicides chez France Telecom ont déclenché un électrochoc dans l’entreprise, avec des répercussions dans toutes les entreprises, alors que ce sujet était très tabou. Au total, 35 salariés de l’entreprise se sont donnés la mort sur les deux seules années 2008 et 2009, selon les syndicats et la direction. Un procès se tiendra à partir du 6 mai 2019 (10 ans après les faits) sur les responsabilités des dirigeants. Cela s’est produit dans la même période que la transposition de l’accord Européen du 8 octobre 2004, suivi de l’accord national interprofessionnel (ANI) du 2 juillet 2008 qui ont sensibilisé les employeurs ainsi que les salariés et leurs représentants sur le phénomène du stress. L’ANI reprend et élargit l’accord européen sur le stress de 2004, propose des pistes d’actions sur le sujet et ouvre des perspectives pour la négociation et la prévention en entreprises. Le gouvernement rendra obligatoire pour toutes les entreprises de plus de 1000 salariés la négociation sur la prévention du stress au travail. La classique analyse des risques réalisée chaque année (DUER) se complexifie avec la nécessité d’évaluer les RPS (risques psychosociaux). Sur cette période on parle de souffrance au travail et non pas de bonheur au travail. L’effort se porte sur l’analyse de ce qui a provoqué le « mal ou la souffrance ». Le management se voit mis en cause, et nous voyons apparaître la recherche de « coupables ». En France, le livre de Marie-France Hirigoyen, « Le harcèlement moral », a contribué à faire mieux connaître ce concept ainsi que celui de pervers narcissique. En 2012, il s’était déjà vendu à plus de 500 000 exemplaires. A partir de 2010 vont se mettre en place des dispositifs d’alerte ou d’assistance pour écouter les salariés. Progressivement les démarches des entreprises vont se structurer avec une importance donnée à la prévention, au repérage des situations difficiles, avec une implication du management. Le rapport Larose, Pénicaud, Lachmann « Bien-être et efficacité au travail »2 va marquer un tournant en insistant sur le rôle du management et de la prévention. Le rapport aborde d’ailleurs l’expression des salariés, mais cela est assez mineur dans le rapport. Pour autant dans les entreprises la question du lien entre l’organisation et la souffrance au travail est soigneusement évité, de même que la question du contenu du travail et du sens.
La logique de prévention vise à placer l’intervention avant l’atteinte à la santé, mais les RPS ont pour caractéristiques de s’installer progressivement3 . Dans des situations de travail où le stress intrinsèque est très élevé, vouloir agir en mettant des niveaux de stress à ne pas dépasser revient à rajouter des contraintes qui vont peser sur l’encadrement de proximité. La voie préférable est de faire appel à l’autorégulation : c’est aux personnes concernées de définir le niveau acceptable au niveau individuel et collectif. C’est aussi aux personnes de proposer des améliorations, l’acceptation étant meilleure quand elle provient d’une initiative partagée.
Pourquoi la question du contenu du travail est très souvent absente ?
Les entreprises ont souvent pris le sujet par la face la moins pentue et parfois sont restées en périphérie. Les conciergeries, les crèches, les espaces de repos ou de détente (avec ou sans baby-foot), les salles de sport, les mesures d’aménagement du temps de travail (comme le télétravail) ont permis d’aborder la question de la qualité de vie au travail sans traiter du contenu du travail. Ce qui devait être la cerise sur le gâteau est devenu parfois la cerise sans le gâteau. La question du bien-être a été parfois traitée, en prenant en compte l’individu (son état de forme et de santé) sans traiter des questions relatives à l’organisation et au contenu du travail. Nicolas Bouzou et Julia de Funès dans leur livre « La Comédie (in)humaine, ou comment les entreprises font fuir les meilleurs »4 critiquent fortement certaines pratiques sur le bonheur au travail qui font sourire. Attention cependant à la généralisation et une fois de plus le management se trouve en situation d’accusé sans analyse approfondie. Le contenu du travail est difficile à analyser car il ne s’agit pas d’analyser ce qui est prévu (travail prescrit) mais ce qui est vécu, et cela peut varier d’un individu à un autre. L’ANACT a réalisé des travaux très intéressants sur l’analyse de la charge de travail, mais la méthode n’est pas toujours à la portée de tous et la fonction RH n’est pas très à l’aise avec ces questions.
La prise en compte dans les entreprises de la qualité de vie au travail a beaucoup évolué en 10 ans, en partie pour répondre aux attentes des nouvelles générations qui sont entrées sur le marché du travail mais pas seulement. Nous sommes passés d’un équilibre des temps de vie (articulation travail et vie privée) à la question du contenu du travail.
Le chemin de la charte de la parentalité à la qualité de vie au travail
La question de l’articulation des temps de vie, familiale et professionnelle a émergé à la fin des années 1990, avec des attentes croissantes des salariés. Le Ministère de la Famille a organisé des concertations qui ont débouché sur des mesures concrètes notamment le crédit d’impôt pour la création de crèches d’entreprise qui est née après la conférence de la famille de 2003. Au niveau des entreprises, la dynamique va s’accélérer avec la Charte de la Parentalité en Entreprise5 initiée en 2008 par L’Oréal, SOS Préma et Jérôme Ballarin. « Elle a pour objectif d’inciter les entreprises à proposer aux salariés-parents un environnement mieux adapté aux responsabilités familiales. » Plusieurs grands groupes ont rapidement adhéré à la charte, lorsque la DRH arrivait à convaincre le comité de direction, ce qui n’a pas toujours été facile. La charte a été un succès car elle était peu contraignante et s’inscrivait dans une démarche de progrès ou d’amélioration continue. Cela a permis aussi d’alimenter des négociations et surtout de modifier des pratiques qui était clairement au détriment des parents. L’exemple des réunions tardives est classique, mais très emblématique. Les échanges de bonnes pratiques entre les entreprises ont été un facteur de succès pour faire progresser les entreprises. Cela a contribué à une réflexion sur les temps de déplacements, sur le télétravail et la plus grande liberté dans le choix des horaires. Les attentes des salariés restent à un niveau élevé, ainsi le baromètre de 2018 réalisé par l’observatoire de la parentalité en entreprise montre que 92 % des salariés trouvent « important » le sujet de l’équilibre des temps de vie (pour les parents d’enfant de moins de 3 ans le taux est de 97 %). Dans le même temps 60 % des salariés trouvent que leur employeur « ne fait pas beaucoup de choses » pour aider à équilibrer les temps de vie.
Ces questions sur l’équilibre des temps de vie restent importantes et l’augmentation des familles monoparentales posent de nouveaux problèmes. En effet entre 1990 et 2013, le nombre de familles monoparentales a connu une hausse de 87 %, un enfant sur cinq vit dans une famille monoparentale, contre un enfant sur dix en 1990. La question aussi de l’aide aux parents âgés devient importante, avec les salariés aidants. Le succès des dispositions sur le don de jours dans les accords est significatif des attentes des salariés. Pour autant cette question de l’équilibre des temps de vie n’aborde pas le contenu même du travail. Il est emblématique que 10 ans après sa création l’observatoire de la parentalité soit devenu l’observatoire de la QVT. « En devenant l’Observatoire de la Qualité de Vie au Travail, notre association va prendre un nouvel élan. Elle est déjà légitime sur l’essentiel des sujets que recouvre la Qualité de Vie au Travail : évolution des comportements managériaux, organisation du travail, équilibre des temps, services de soutien à la parentalité, management de soi… » Jérome Ballarin.6 Les frontières entre vie professionnelle et privée sont plus poreuses, il est donc logique que les attentes exprimées au départ sur l’équilibre des temps de vie se portent aussi sur le contenu du travail. La fonction RH est attendue, mais n’est pas toujours outillée ou disponible pour le faire.
Jusqu’à présent la mesure de la satisfaction des salariés s’est effectuée par des enquêtes annuelles. Le marché des enquêtes collaborateurs pèse plus 8 milliards d’euros en Europe et 1,5 milliards rien qu’en France, dont la moitié dans des grands groupes.
Les baromètres sociaux et leurs classements
Les baromètres sociaux se sont réellement développés à partir de la fin des années 90 pour atteindre un certain niveau de maturité depuis le début des années 2000. Même si l’on pouvait noter la frilosité de certains pour engager un tel processus (« ce n’est pas le bon moment », « nous ferons cela après notre réorganisation », « ce n’est pas budgété ou trop cher » ...), nombreux sont les employeurs qui ont mis en place cet outil. L’idée étant de prendre le pouls de son organisation, de ses salariés, à échéance fixe tous les ans ou 2 ans par exemple, afin de se benchmarquer et de savoir ce qui va bien dans l’entreprise et ce qui peut ou doit s’améliorer.
Cet outil a permis une expression directe des salariés, encadrée par des questions la plupart du temps fermées. Au final, les tendances et constats sont communiqués et un « plan d’action » est alors engagé, les organisations représentatives étant bien entendu tenues au courant et parfois force de proposition. La comparaison entre pays est souvent difficile pour des raisons de différences culturelles. En France il est habituel de constater plus d’insatisfaits que dans les autres pays, quelle que soit l’entreprise.
Après plusieurs années de pratiques, on note dans certaines entreprises une sorte de déception, ressentie par les salariés, et par les directions de ressources humaines. En effet, ces baromètres sociaux nécessitent plusieurs semaines de préparation, plusieurs semaines de traitement, plusieurs semaines de restitution avant qu’un Plan d’Action puisse être engagé. La difficulté, au-delà de ces délais très chronophages, est qu’au moment où le plan d’action est déployé, des problématiques nouvelles ont pu apparaître mais ne seront visibles qu’une année plus tard... Cela correspond de moins en moins à l’accélération des transformations et au besoin de mesurer de manière plus instantanée le climat social.
Le classement Great Place to Work est une belle réussite commerciale, qui vend à la fois une enquête et la possibilité de mise en avant. Cette confusion entre la mesure la plus sincère possible et le besoin de valorisation conduit les salariés à répondre en fonction de ce qui est attendu plus que de ce qui est vécu. L’opacité sur la méthodologie ajoute en plus un certain flou !
Les nouveaux sondages et baromètres du marché, avec résultats immédiats, semblent être une tendance qui se confirme. Ils répondent en effet aux aspirations des salariés qui donnent leur avis et veulent connaitre immédiatement les résultats, et celles des employeurs qui peuvent ainsi mieux piloter leur organisation. L’offre est importante avec des acteurs internationaux comme OfficeVibe, Peakon ou nationaux comme Wittyfit, Mood@work, Bloomin, Bleexo, Supermood, Zest, OurCo, … Les acteurs se répartissent en deux familles : ceux qui sont sur une logique verticale de remontée d’informations et ceux qui favorisent la collaboration. Les premiers sont plus en ligne avec le fonctionnement habituel de l’organisation et sont rassurants. Les seconds sont plus en phase avec l’évolution de la posture managériale. Les entreprises qui veulent que l’encadrement passe du « command and control » à un rôle plus de facilitateur avec des gestions de projets transverses, trouveront plus d’avantages dans la seconde famille. La première famille va signaler les problèmes, les irritants, sans apporter de solution. La seconde famille va aider à détecter les problèmes et dans le même temps permettre aux acteurs d’apporter des solutions.
Au final, c’est le salarié qui va choisir car une solution sera valable si elle est régulièrement utilisée. Une application avec moins de 40% de taux d’utilisation (au minimum une fois par mois) ne peut pas délivrer des données statistiques suffisamment fiables.
Quel que soit l’outil choisi, la cohérence avec la posture managériale est essentielle et ce qui compte ce n’est pas la température mais ce qui est fait pour la réguler au bon niveau. Le meilleur moyen semble être l’autorégulation, mais sa mise en place ne se fera pas avec une baguette magique. Les outils autour de l’intelligence collective ou le co-développement semblent apporter des résultats probants avec des effets sur la productivité et la santé au travail.