« Le territoire témoigne d’une appropriation à la fois économique, idéologique et politique (sociale donc) de l’espace par des groupes qui se donnent une représentation particulière d’eux-mêmes, de leur histoire, de leur singularité »[1]. Avec cette affirmation, le géographe français Guy Di Méo nous renvoie finalement à ce qui est peut-être un atavisme dont on est encore bien loin de s’affranchir contrairement à ce que les sirènes digitales voudraient faire croire. L’engouement pour une transformation digitale qui modifie notre rapport à l’espace et au temps au point d’abolir les frontières et les silos des organisations ne doit pas occulter une réalité humaine faite d’aversion au risque et de peurs dont on sait qu’elles sont au cœur du besoin de contrôle donc du réflexe du territoire, donc des frontières.
On peut appréhender l’entreprise, comme le SI d’ailleurs, comme des espaces dont la géographie change au gré des jeux de pouvoir, des politiques en œuvre, des perceptions et des influences. Les territoires numériques[2], matérialisés par les droits et les rôles des applicatifs, les territoires formels, matérialisés par l’organisation interne, et les territoires informels, issus des jeux d’influences et des alliances, s’enchevêtrent pour former un ensemble où la notion de frontières n’a pas disparu.
Dans cette optique, le SIRH est un terrain de jeu où les prérogatives respectives des fonctions RH et SI se rencontrent et où les frontières, même si elles se déplacent, cristallisent encore bien des querelles.
Quatre axes délimitent ces territoires : l’organisation interne, les processus qui la traduisent, l’information qui les nourrit et les personnes qui la font vivre.
Dans une logique d’optimisation des ressources qui constitue le socle de nombre d’entreprises, la responsabilité naturelle de la fonction RH est d’optimiser la ressource humaine nécessaire au bon fonctionnement d’une organisation donnée. Ceci se traduit en termes de workforce planning ou de GPEC sur un plan collectif et d’adéquation Homme / poste sur un plan individuel. Sur les quatre dimensions précitées, les Hommes et l’organisation constituent alors l’espace d’intervention de la RH là où celui de la DSI est constitué de l’Information (en tant que ressource) et des processus (qui « consomment » cette ressource). Chacun cherche alors naturellement à optimiser sa propre ressource : la ressource humaine utilisée par l’organisation pour la DRH, la ressource informationnelle utilisée par les processus pour la DSI.
Or, l’entreprise est un « Tout » indissociable, et ce découpage artificiel est par nature source de conflits et d’inefficacité :
- Le conflit porte évidemment sur la zone de partage de la ressource, en l’occurrence entre l’Homme et l’information, la seconde étant l’instrument du pouvoir du premier : « l’information c’est du pouvoir » ;
- L’inefficacité apparaît à la frontière artificielle des contributions respectives, en l’occurrence entre processus et organisation : les processus visent une intégration qui n’est pas forcément conforme à la réalité des besoins organisationnels.
Or, depuis plusieurs années, les entreprises ne s’inscrivent plus uniquement dans une logique de pure productivité. L’émergence du vocable de « transformation » traduit bien cette évolution. Elles cherchent aussi, en effet, une plus grande agilité pour faire face aux défis de compétition contemporains. Or, cette recherche d’agilité collective a contribué à redessiner les rôles des DRH et des DSI.
La fonction RH n’a plus pour unique mission d’optimiser la ressource consommée, elle doit aussi fabriquer de l’intelligence collective. La Direction des RH se trouve investie de la « richesse humaine » quand le DSI devient « architecte » et « urbaniste ».
En s’appuyant toujours sur les quatre axes évoqués précédemment (organisation, processus, information, Hommes), cette évolution redessine les territoires des deux fonctions : la fonction RH est plus focalisée sur l’information et les Hommes avec pour mission de développer le capital humain et son « intelligence » quand la DSI prend plus en charge les processus mais aussi l’organisation qu’ils servent.
Pour autant, ce n’est pas parce que les territoires évoluent que les conflits et les sources d’inefficacité disparaissent. Elles se déplacent simplement :
- le conflit apparaît toujours dans ce qui nourrit le pouvoir des Hommes et, en l’occurrence, ce n’est plus l’information mais le contrôle des processus : l’enjeu de pouvoir s’est en quelque sorte déplacé de l’information vers la gouvernance des processus qui l’utilisent.
- l’inefficacité provient quant à elle désormais de la complexité des SI devenue plus grande pour mieux servir l’organisation mais de plus en plus difficile à gérer.
Pour s’en convaincre, il suffit d’observer les projets SIRH et les schémas directeurs qui les orientent car ils révèlent bien la réalité de la gouvernance desdits processus ! De même, comprendre les causes profondes des débats entre centralisation groupe et décentralisation d’applicatifs RH (ou de référentiels RH) est à ce titre riche d’enseignements !
Ainsi, et n’en déplaise aux utopistes d’un monde 2.0 où le digital se substituerait aux réalités humaines … l’humain, avec ses qualités et ses défauts, revient toujours aux commandes ou comme le disait François de Salle « là où il y a de l’Homme, il y a de l’hommerie ».
[1]Guy Di Méo. Extrait de Géographie sociale et territoire, 1998, (Editions Nathan)
[2]Bidan, M. (2006). Systèmes d'information et territoires de l'entreprise (SITE). cartographie, cohérence et cohabitation à la lumière d'un projet d'intégration du système d'information de gestion. Management & Avenir(2006 / 3 - N°9), pp. 17-43.
Patrick Storhaye, Président de Flexity, Professeur associé au CNAM, Fondateur de RH info