Marc DELUZET : Chez ENGIE, comment les chiffres interviennent-ils au sein de la filière Ressources Humaines ?
Xavier Huyghe : Les équipes Ressources Humaines utilisent et produisent beaucoup de chiffres, ne serait-ce qu’en France pour élaborer le bilan social de l’entreprise. Mais ces informations sont d’abord des données de pilotage au service de la performance sociale et économique. Au-delà des contraintes légales et des nécessités de reporting, l’utilisation de données RH vise à s’assurer de l’alignement avec les objectifs stratégiques du Groupe.
Les chiffres sont le résultat d’actions qui ont été mises en œuvre d’un point de vue opérationnel. Quand ENGIE décide d’atteindre un volume d’alternants à hauteur de 10 % de ses effectifs d’ici 2021 en France, l’entreprise fixe un cap qui engage tous ses managers et le chiffrage permet d’évaluer l’efficacité des actions mises en œuvre pour l’atteindre. Cela impulse ensuite toute une dynamique : le point d’étape à date, l’objectif à deux ans, le plan d’actions pour atteindre le but. Le même processus est mis en place pour atteindre les deux autres objectifs RH qui ont été inscrits dans la stratégie 2030 du Groupe : former 100 % des collaborateurs chaque année et atteindre une proportion de 50 % de femmes parmi les 42.000 managers du Groupe.
Jérôme Vilain : Les données chiffrées sont d’abord utiles pour le pilotage de la stratégie sociale de l’entreprise. Il est toujours possible de brasser beaucoup de chiffres dans le cadre d’une stratégie «Ressources Humaines», mais en se focalisant sur deux ou trois grandes ambitions, les chiffres associés apportent alors de la puissance pour atteindre ces objectifs. Le chiffre devient un élément de mobilisation et de communication pour afficher une politique et montrer la détermination à l’atteindre. Il y a ainsi les chiffres gérés au mois le mois pour piloter les activités récurrentes et ceux qui portent une ambition.
Comment cette vision du chiffre RH prend sa place dans l’action quotidienne ?
Jérôme Vilain : Pour que les indicateurs clés soient pertinents et représentent une vraie réalité, un important travail préalable est nécessaire. Il s’agit de définir les règles et normes communes afin que les définitions de chaque donnée soient partagées par tous et aient une valeur pertinente à l’échelle du Groupe et acceptée par l’ensemble des équipes. Il y a en effet toujours le risque d’une interprétation locale. Par exemple, chaque pays a sa définition du manager : en France, elle est souvent associée au statut cadre, lié aux cotisations Agirc ; ainsi donc, avant de pouvoir dire qu’ENGIE compte 42.000 managers sur les cinq continents et se fixer des objectifs de mixité, il est impératif de préciser la définition du manager et à quelle réalité elle correspond. Ainsi le chiffre affiché est cohérent dans la mesure d’un alignement préalable autour d’une définition partagée. Il y a des chiffres pertinents que l’on ne peut remettre en cause et des chiffres relatifs qu’il convient de caractériser. Nous créons actuellement ce dictionnaire de données pour atteindre cet objectif de clarté.
Xavier Huyghe : Ceci explique que la performance sociale doit être mesurée et comparée avec une grande prudence d’une entreprise à l’autre car chacune d’elles définit sa norme en fonction de ses activités. La mesure de la performance sociale par des agences de notation sociale a le mérite d’exister mais reste une interprétation relative.
Pour améliorer en permanence la performance de nos politiques sociales, nous avons chez ENGIE un tableau de bord composé d’une quinzaine d’indicateurs qui nous permettent de piloter l’ensemble des activités RH et mesurer l’efficacité de nos politiques. Définis par le comité de direction de la filière RH, ils sous-tendent les trois enjeux prioritaires clés cités précédemment.
Il ne suffit pas d’afficher un chiffre pour donner tout son sens à une ambition et assurer une mise en œuvre immédiate et automatique à tous les échelons de l’organisation dans un Groupe de la taille d’ENGIE. Pour être acceptées au sein de la filière RH mais aussi par les autres Directions de l’entreprise et les managers, les priorités doivent être clairement définies et convaincantes sur le plan opérationnel. Cela facilite leur mise en œuvre et bien évidemment, leur financement. L’objectif d’atteindre 50 % de femmes parmi les managers du Groupe d’ici 2030 permet d’arbitrer des choix financiers tout en mettant en mouvement l’ensemble des managers sur un critère de mesure de la performance extra financière.
L’objectif chiffré est un cadre pour l’action des responsables des ressources humaines et des managers. Il stimule leur savoir-faire et leur leadership de manière que l’objectif soit atteint en tenant compte des spécificités des unités opérationnelles. Si celles-ci ne sont pas mobilisées sur l’objectif, rien ne se passe. D’autres leviers doivent être mis en œuvre en complément, comme les politiques de rémunération ou de recrutement par exemple, ou l’articulation avec le modèle d’affaire et le plan de développement de l’activité. Le chiffre n’apporte pas seul l’alignement stratégique, mais il le synthétise, permet de l’afficher et de le piloter.
Les chiffres permettent-ils aussi de modifier les objectifs et penser l’avenir ?
Jérôme Vilain : Tout à fait. De plus en plus, et grâce notamment aux outils de l’Intelligence Artificielle, les chiffres et données vont pouvoir être utilisés pour faire de l’analyse prospective. La transformation en chiffres des données collectées, par les outils de plus en plus nombreux dont les filières RH sont en train de se doter, constitue le principal levier pour progresser, piloter et anticiper l’avenir. La data RH est essentielle et constitue un réel asset. C’est ainsi que la DRH d’ENGIE s’intègre dans la transformation digitale du Groupe et dans la plateforme Data@ENGIE portée par la Direction Digitale et des Systèmes d’Information. Dans celle-ci, chaque entité opérationnelle et filière fonctionnelle dispose de son propre espace de stockage mais peut également partager toute ou partie de ses données avec d’autres structures pour produire des analyses opérationnelles ou prédictives croisant des données de différents domaines. Il y a là un gisement formidable de traitements et d’analyses prédictives à développer pour la filière RH afin de se rapprocher de la réalité du business et de lui apporter toutes les informations utiles pour une meilleure gestion de ses ressources.
Cela suppose de construire une nouvelle DRH qui se transforme dans la manière de conduire et de gérer ses activités avec des outils qui permettent d’industrialiser et de récupérer une multitude de données. C’est l’enjeu du programme «Common HR» d’ENGIE, déployer une nouvelle architecture SIRH qui vise à construire un écosystème autour de la donnée RH à l’échelle du Groupe. Trois priorités sont poursuivies : augmenter le nombre de données collectées ; fiabiliser ces données pour les stocker et pouvoir les interpréter ; collecter ces données à un rythme toujours plus rapide, quasiment au jour le jour. L’objectif est de pouvoir piloter en temps réel.
Comment la culture des ressources humaines est amenée à se transformer dans ce processus ?
Jérôme Vilain : Il y a effectivement un véritable enjeu de culture. Les responsables des ressources humaines travaillent d’abord et avant tout sur l’humain, ils sont moins à l’aise avec les chiffres et les data. Un de nos premiers défis est donc d’accompagner et de former notre filière à ses nouveaux enjeux et de la familiariser à l’utilisation de ce nouveau type d’informations. Pour pouvoir demain faire tout type d’analyses et de prospectives, la data doit être fiable et en grande quantité ; c’est désormais aux RH qu’il incombe de gérer et de garantir la qualité de leurs données. Un gros effort de pédagogie et de renforcement des compétences va être nécessaire pour atteindre cet objectif. Dans les organisations, le pouvoir a toujours été lié à la possession de l’information, aujourd’hui l’information, c’est la data. Certaines entités opérationnelles peuvent être réticentes à transmettre leurs données, par exemple pour ne pas être comparées. Dépasser ces craintes suppose donc de préciser également ce que l’on va faire de la donnée : contrôle ou exploitation collective pour l’avenir ? Le Groupe n’a pas non plus besoin de collecter et consolider toutes les données mais uniquement celles qui sont pertinentes à son niveau. Il est donc essentiel de clarifier ce qui doit être piloté en central et ce qui doit rester en local. Quelles informations intelligentes doivent également redescendre et être partagées avec les entités opérationnelles est une autre question à approfondir pour redonner au terrain autonomie et marge de progrès.
Xavier Huyghe : La filière RH a toujours été dépositaire et garante de données concernant les femmes et les hommes de l’entreprise. La mutation engagée dans l’utilisation des données ne fait pas pour autant disparaître leur caractère personnel. Le savoir-faire des ressources humaines reste très précieux pour garantir la confidentialité des données et leur usage éthique, notamment dans le cadre européen du Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD). Aujourd’hui, l’enjeu culturel pour les équipes RH est d’intégrer ces nouvelles dimensions afin de passer d’un usage administratif et de reporting à une gestion stratégique et prospective des données pour devenir davantage Business Leader que Business Partner.