Le DRH face à la disruption numérique… manager ou citoyen ?
Par André Perret, VP Groupe DEVER
Vous vous doutez immédiatement de la réponse, quasiment induite dans la question : les deux, mon général ! Mais est-il possible d’approfondir ce qui pourrait devenir à terme, une injonction paradoxale ?
En préambule, est-il bon d’insister sur la porosité de plus en plus marquée entre espace professionnel et espace privé, ce dernier par un sourire du destin incluant l’espace public ou sociétal. La fameuse règle des trois unités propres à la tragédie (lieu, temps, action) explose chaque jour un peu plus en entreprise. Qu’on en arrive à légiférer sur la déconnection en est une preuve suffisante s’il en faut une.
Disrupter est-ce ce que veut l’entreprise, ce que veut le citoyen ?
Lors d’un entretien récent mon interlocuteur me laissait entendre que loin d’être une révolution, l’automatisation, intelligente ou non, serait une évolution qui n’avait qu’une visibilité court terme puisque la visibilité stratégique des entreprises s’était réduite au maximum. Une vision à 5 ans relève de la prospective la plus arbitraire qui soit. Dès lors, l’entreprise ne peut pas disrupter. Elle n’en n’a pas les moyens, pas les ressources. Disrupter c’est du passé faisons table rase… mais avec qui reconstruire ? Sur du court terme c’est illusoire. Donc les projets vont toucher les améliorations par couches successives. Le back office dans les banques, déjà avancé, mais aussi les assistants virtuels 30% des équivalents temps plein (ETP). Et on devrait être en mesure de requalifier ou de redéployer ou encore d’enrichir la tâche de ces ETP. Mais c’est du court terme… A 5 ans que se passe-t-il ? Les assistants virtuels s’imposent en front-office et là, ce ne sont plus les mêmes effectifs. Ces ETP là étaient déjà présents lors des premières transformations, ils ont été rassurés par les vaguelettes et non le tsunami annoncé. Si donc la disruption n’est pas globalement à l’ordre du jour, l’évolution est peut-être une palissade masquant les travaux qui se préparent pour demain. Le terrain est en friche, mais l’entreprise architecte ne sait pas encore si elle va construire un centre commercial ou une résidence de luxe, une piscine ou une HLM… On verra bien. Le salarié qui passe devant ces palissades ne sait même pas si les travaux ont commencé…
La culture juridique et sociale de l’entreprise européenne et a fortiori française, permet aussi de gagner du temps. On recule des décisions qui socialement seraient inacceptables, du moins pour le moment. On reste souvent dans le déni, mais non par sadisme mais par opportunisme. « Chaque chose en son temps ». La morale et l’éthique de la protection des données est un sujet préoccupant mais assez bien bordé en entreprise par les responsables idoines et par les « contrôleurs externes » comme la CNIL…
Pour le citoyen qui doit, non seulement, absorber les transformations imposées (plus de papier, de factures, de relevés, de feuilles d’impôts…) en même temps que les « conforts » liés au développement des technologies (applications sur mobile, uber et blabla, domotique…) il voit arriver sans discernement les gadgets et les révolutions ( moyens de déplacement, télécom, aventure spatiale, publicité interactive, loisirs virtuels…) et il attend les « disruptions » annoncées dans les médias à échéance 5 ans …. Tiens, c’est la même durée de visibilité… Les attributaires d’un quinquennat auraient-ils une vision plus lointaine que nos stratèges industriels ? Si les premiers pour accompagner une « évolution » tentent de mettre au point des équipes projets, en associant en amont de ces projets (c’est ce qui est recommandé) les collaborateurs, les seconds comptent-ils imposer la marche à suivre pour ne pas se laisser surprendre dans 5 ans ? L’éthique dans ce cadre sociétal est un peu plus floue. On peut accepter l’idée de voir les données personnelles rester dans notre téléphone, et non se promener dans un cloud, mais quid si on nous vole notre téléphone, quid si on nous le hacke !
Mon sentiment personnel est que si la disruption est masquée en entreprise en attendant le grand soir, en revanche elle risque de galoper sur le plan sociétal par crainte de ne pas être au rendez-vous, et aussi pour des raisons de concurrence idéologique.
Aussi paradoxalement que ça paraisse, on considère que le courant de l’histoire est inexorable en société, alors qu’il peut être toujours réversible en entreprise.
Le problème est que nous sommes les deux en même temps. Que l’un peut intervenir sous la pression de l’autre. Que nos deux espace-temps risquent de nous déstabiliser encore plus profondément. Nous sommes, face à ces problématiques, des humains à part entière : d’accord mais pas chez moi, ou alors d’accord et tant pis pour les autres.
Et les RH dans tout ça ?
Comme les autres, le DRH est aussi manager et citoyen. Il est aussi contraint par cette double appartenance à adopter une position qui, jusqu’à présent ne lui réussit guère.
Pas au rendez-vous des premiers projets :
Ils ont été dans les grandes entreprises élaborés par des ingénieurs et informaticiens ces dernières années, mais vite repris en main par les directions « métiers ». Les DRH n’étaient pas présents, englués qu’ils étaient dans le périmètre des affaires administratives et sociales. Au pire, ils en avaient les difficultés puisque chargés de colmater les compétences manquantes. Je peux ajouter à cela une certaine frilosité à entrer dans des territoires inconnus, comme ils l’avaient fait il y a quelques années à propos de la RSE … la curiosité intellectuelle n’est pas toujours leur fort et ne pèse pas lourd en face des surcharges de travail quotidien. Il ne reste pas moins qu’ils sont appelés souvent à être des « makers », à anticiper ces transformations… mais ça reste des vœux pieux. Exception faite de quelques entreprises de renom, le DRH est appelé en seconde partie des projets.
Un pompier de l’acte deux :
On est bien d’accord, la transformation numérique commence avec l’expérience client. Comment vais-je gagner de nouveaux clients, fidéliser les anciens grâce à ma capacité à mieux comprendre leurs besoins, les actualiser, les devancer. Et ces données judicieusement exploitées vont entrainer la nécessité à connaitre en temps réel l’état de mon parc machine et de mon capital humain. Ai-je les compétences en interne, les disponibilités en heure de travail en interne, les « agilités » nécessaires…
Socialement est-ce acceptable ? Ai-je les accords qui me permettent la souplesse exigée par mes clients ?
Et là, le dossier retombe sur le bureau du DRH. Vineet Nayar, réveilles toi ! Employees first, customers second, où es-tu ?
En restant dans cette configuration, le DRH qui est aussi un consommateur citoyen comprend que son intérêt est de donner suite. Mais sous quelle forme ? Trop tard pour mettre les partenaires sociaux en amont, trop tard pour anticiper sur les compétences (sourcing ou départ). Alors pour ne pas faire mauvaise figure, le DRH va se rabattre sur des applications qui vont lui permettre de colmater les brèches. Il va promener son caddie dans les rayons de la numérique samaritaine. Une application numérique pour sourcer mieux les candidats (attendus pour la veille) , une application numérique pour coacher les encadrants de proximité pour tenter d’atteindre plus de performance, une application numérique pour identifier les besoins en formation et les nécessités de mobilités, une application numérique se débarrasser de la paie, une application numérique pour quantifier la qvt et tenter de fidéliser les salariés… l’ensemble me permutant d’être qualifié de bon drh numérique. Mais ma valeur ajoutée dans tout ça ? Ma capacité à élaborer un cahier des charges auprès des fournisseurs d’IA en fonction d’une stratégie RH, ma capacité à nourrir cette stratégie par les éléments de réflexion ET de décision du tout premier projet ? Je suis bien un suiveur, pas un décideur. Même ma capacité de réunir mes deux regards, celui du manager et celui du citoyen ne me qualifie plus pour tenter de générer une réelle GPEC qui puisse permettre le rapprochement des temps.
Pour l’instant j’ai la reconnaissance du pompier. Les félicitations lorsque j’arrive à fournir, avec des grades de qualités qui fluctuent. Comme je ne suis pas encore en haut de la conception stratégique, je dois parfois me contenter de l’achat de mon calendrier (de pompier) qui me confirme bien qu’on compte sur moi lorsque la sirène sonnera … pas encore en prévention.
Maintenant commençons à compter ou plutôt à décompter. Si les grands moments de la disruption numérique sont à échéance 5 ans (fermetures des agences locales de banques, transport voyageur et marchandises automatisés, usines automatisées, centre d’appels robotisés, etc…) le DRH sait qu’il lui reste 4 petites années pour préparer le terrain, socialement parlant (il en est l’opérateur en chef mais aussi le contribuable impliqué) et donc qu’il se doit de pratiquer le harcèlement directorial pour se faire admettre comme partie prenante des projets (et de tous les projets) d’automatisation et de traitement des datas des directions métiers. Si dans un an, il n’a pas réussi cette reconnaissance, ce n’est pas au pompier qu’il lui faudra jouer 3 ans plus tard, mais au fossoyeur.