Par Bertrand Martinot, Directeur du Conseil en Formation Professionnelle et Développement des Compétences, SIACI Saint-Honoré
Dans un contexte où un trop - plein de communication sur la RSE risque de la rendre illisible, voire suspecte, aux yeux de nos concitoyens, il est urgent de revenir au concret. De ce point de vue, les actions RSE en matière d’insertion sociale et professionnelle sont parmi les plus pertinentes puisqu’elles visent à réduire l’un des problèmes sociaux majeurs tout en apportant une réponse à l’un des principaux freins à la croissance des entreprises : les difficultés de recrutement. Mais pour que ces actions soient véritablement efficaces, il est indispensable que les entreprises « classiques » parviennent à mieux coopérer avec les entreprises du secteur social en charge des publics en marge du marché du travail. Un beau chantier pour les DRH !
La notion de RSE donne lieu à une grande confusion. D’un côté, la démarche n’a jamais été aussi normée (une norme ISO, des textes législatifs et des obligations de reporting sur les performances extra-financières qui s’accumulent depuis le début des années 2000…). De l’autre, on assiste à une diversification extrême des thématiques traitées dans ce cadre. Aujourd’hui, dans la communication des entreprises, tout peut être labellisé RSE : il en va ainsi, vis-à-vis de l’extérieur, de la publication par l’entreprise de l’empreinte carbone des déplacements professionnels de ses salariés, de la mise en œuvre d’actions de lutte contre la corruption, du respect des droits de l’Homme ou encore de l’utilisation d’un nouveau procédé de fabrication moins polluant. Mais relèvent également de la RSE de nombreux engagements internes à l’entreprise, y compris dans des matières qui devrait pourtant relever du comportement normal de l’employeur : lutter contre les discriminations, s’engager dans des actions de QVT, promouvoir le développement des compétences de ses collaborateurs, lutter contre les accidents de travail…
Récemment, une déclaration de très grands patrons américains peu réputés pour leur conscience sociale et environnementale, illustre cette tendance « attrape-tout » : les CEO de JP Morgan, General Motors, Amazon, IBM, Apple et à leur suite près de 200 grands patrons réunis dans l’influente association Business Roundtable s’engagent dans la RSE, celle-ci, dans leur esprit, consistant notamment à : rémunérer correctement leurs salariés, promouvoir des politiques inclusives, proposer des produits de qualité aux consommateurs…
Comment reprocher aux citoyens d’être pour le moins troublés par cette avalanche de communication qui leur semble parfois relever soit de l’éthique élémentaire, soit de gadgets ? Comment s’étonner dès lors que nombre de communications sur la RSE aient un effet contre-productif, dans un climat de grande défiance vis-à-vis des grands groupes, voire de l’économie de marché en général ?
Dans les actions usuellement labellisées RSE, certaines relèvent de la façon dont l’entreprise fonctionne en interne. D’autres de ses relations avec sa chaîne de valeur (vigilance dans son approvisionnement, audit de ses fournisseurs…). D’autres de la gestion de ses externalités négatives – notamment les nuisances à l’environnement. Et d’autres enfin de la façon dont l’entreprise contribue au développement local de son territoire, par exemple via un ancrage territorial affirmé et des actions d’accompagnement vers l’emploi et de formation à destination des populations fragiles.
Communiquer de façon confuse sur ces différentes dimensions génère de la défiance chez les citoyens, qui ont par exemple l’impression que l’entreprise met en avant ses actions d’insertion pour détourner l’attention de ses nuisances à l’environnement ; ou communique sur son exemplarité en matière d’environnement pour détourner l’attention de sa politique sociale.
De ce point de vue, l’implication des entreprises dans l’insertion sociale et professionnelle, qui fait partie du volet « contribution au développement local de son territoire » de la RSE, peut offrir un champ d’action à la fois concret et efficace. Parce que, malgré l’amélioration récente du fonctionnement du marché du travail, de nombreux concitoyens restent exclus de l’emploi. Pour mémoire, rappelons que l’INSEE recense près de 1 million de personnes au chômage sans discontinuer depuis plus d’un an, auxquels il faudrait ajouter une bonne partie des personnes situées dans le « halo autour du chômage »1, soit près de 1,5 million. Dans un contexte où les pénuries de main d’œuvre, y compris sur des emplois peu ou pas qualifiés2, deviennent un véritable frein à la croissance économique et à la poursuite de la baisse du chômage, l’enjeu du retour de ces personnes vers l’emploi est crucial.
Pour ce faire, les DRH doivent commencer par passer en revue de manière critique tout ce qui se réalise déjà sous le vocable « insertion » : signer une charte d’engagement non suivie d’effet contribue à la défiance collective ; communiquer sur des engagements que les citoyens vont juger dérisoires (ainsi en est-il d’un grand groupe qui s’engage sur une action « coup de poing » d’accueil de stagiaires de classe de troisième) également.
Ensuite, au-delà de la question de la communication, il faut surtout s’interroger sur l’efficacité à long terme de ces initiatives. Si les entreprises veulent utilement contribuer, il n’est pas tant question de saupoudrer plus d’argent aux structures sociales, mais au contraire de leur apporter la clé du succès : décloisonner le monde du social qui épaule les personnes, d’un côté, et le monde de l’entreprise qui a un impératif de rentabilité, de l’autre.
En effet, dans ce domaine, deux mondes, qui détiennent chacun une part de la solution, peinent à travailler ensemble. D’un côté, les entreprises « classiques » n’ont pas le savoir - faire ou les ressources pour intégrer ces personnes qui cumulent souvent les handicaps (défaut de compétence, problèmes sociaux divers, voire handicap au sens de la reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé).
De l’autre, un univers complexe qui fait partie de l’économie sociale et solidaire, dédié à l’insertion sociale et professionnelle de ces publics, composé d’associations ou d’entreprises sociales de statuts divers, d’organismes de formation, souvent soutenus par les pouvoirs publics (aide au poste, contrats aidés, subventions diverses…), mais qui ne connaît pas ou très mal les entreprises « classiques », à quelques exceptions près. Parmi eux, le secteur de l’insertion repose sur des CDD servant explicitement de tremplins vers une insertion durable. Ainsi se trouvent combinés un accompagnement social personnalisé et intensif (qu’une entreprise classique ne saurait conduire) et un objectif ultime d’intégration dans le groupe sous forme d’un contrat de droit commun.
Toutefois, pour que la période de prise en charge par la structure sociale débouche sur une réinsertion durable – c’est-à-dire un emploi auprès d’une entreprise « classique » - il faut que l’activité réalisée soit la plus professionnalisante possible (apprentissage d’un métier en « conditions réelles »). Seule l’entreprise – recruteuse in fine de ces personnes – peut expliquer à la structure d’insertion ses attentes précises en termes de compétences. Comme l’écrit Thibaut Guilluy, DG du groupe d’insertion Arès, « l’insertion doit se faire pour, par et avec le monde de l’entreprise, l’objectif étant de préparer de façon cohérente les bénéficiaires avec les exigences de leur employeur futur ».
Pour traiter la dimension « contribution au développement local (ancrage territorial) » de la RSE, la meilleure démarche à mener pour les entreprises consiste donc à se rapprocher des structures d’insertion du territoire, et d’imaginer des collaborations économiques (et pas une approche philanthropique) permettant de faciliter l’embauche sur les métiers en tension sur les premiers niveaux de qualification.
Ce type de collaboration, qui peut aller jusqu’à la création de filiales communes (« joint ventures sociales »), permet de traiter la question de l’insertion de la manière la plus complète possible en offrant aux bénéficiaires un continuum de solutions depuis un « sourcing » et une prise en charge initiale par une structure sociale, des actions de remise à niveau, des stages de formation, une insertion sur un emploi jusqu’à un suivi ultérieur dans l’entreprise. Cela peut conduire à créer de véritables filières de recrutement inclusives, ou à déléguer une part de la chaîne de valeur à des travailleurs en insertion, ensuite « recrutables » dans les autres départements de l’entreprise.
Cette mission essentielle, qui est peut-être peu spectaculaire médiatiquement mais susceptible d’avoir un fort impact économique et social, incombe aux DRH. Et c’est la seule solution réaliste et responsable aux pénuries de recrutement sur certains métiers peu qualifiés auxquelles ils se heurtent.
- Cette catégorie regroupe les personnes sans emploi, qui voudraient travailler, mais ne recherchent pas activement un emploi (par exemple par découragement) ou disponibles pour le faire.
- A titre d’illustration, environ la moitié des 30 métiers les plus en tension en Ile-de-France sont des emplois de ce type (par exemple : ouvriers de l’emballage et manutentionnaires, aides à domicile, aides de cuisine, ouvriers non qualifiés du bâtiment, aides - soignants, conducteurs routiers, livreurs…). Or des entreprises du secteur social sont actives sur tous ces métiers.