Bonjour Alexandra, pouvez-vous présenter votre entreprise et champ d’action ?
AG2R La Mondiale est un groupe, à la gouvernance paritaire et mutualiste de 10 000 collaborateurs qui protège 15 millions d’assurés et accompagne 1 entreprise sur 4. Nous sommes un acteur de 1er rang de l’assurance de personnes en France.
Dans sa configuration actuelle, le groupe est le fruit de différents rapprochements opérés au cours des dix dernières années. Aujourd’hui, nous vivons une phase de transformation importante de tous nos métiers du fait de la révolution digitale, du maelstrom réglementaire, du contexte de taux durablement bas, voire négatifs et de l’arrivée de nouveaux concurrents.
En ce qui me concerne, j’ai trois casquettes :
- J’accompagne le top 200 des Cadres Dirigeants du groupe ;
- je suis en charge du développement professionnel.
- Je suis HRBP pour les équipes de la DRH
Quels sont vos principaux enjeux dans le domaine du learning ?
J’en identifie trois :
- le renouvellement de notre démarche de GPEC pour la rendre plus dynamique, plus " active " et surtout beaucoup plus assimilable et compréhensible par les Managers et par les collaborateurs notamment parce que dans notre environnement complexe et volatile tout le monde doit se saisir du développement de ses compétences ;
- le développement des managers, l’émergence d’une nouvelle " Dynamique managériale ", pour leur permettre d’accompagner les collaborateurs dans un contexte de " rupture " et de parvenir à une meilleure articulation entre performance opérationnelle et performance sociale ;
- et bien sûr le passage à l’échelle de nos dispositifs de formation, avec des formats renouvelés et plus innovants, au service à la fois des enjeux de GPEC (émergence de nouvelles compétences clés, de nouveaux métiers, poids des softskills…) et du business, tout cela à budget constant.
C’est un sacré défi et cela passe par le changement de posture des collaborateurs : ceux-ci ne doivent plus seulement être des " clients " des dispositifs de formation mais également des co-constructeurs de leur propre plan de développement.
Face à ces défis et notamment sur la question du développement des compétences, comment avez-vous déployé le Digital Learning ?
Nous avons abordé le sujet " tête baissée " il y a maintenant six, sept ans en nous disant qu’il fallait tester, déployer des formats digitaux, " outiller les collaborateurs "... Nous nous sommes dotés d’un LMS, nous avons appris à faire des Moocs, à les acheter, à les concevoir, nous avons appris à être malins, à trouver des dispositifs au meilleur prix etc.
Nous avons aussi appris à animer une plateforme et à la déployer avec succès, à la faire vivre dans le temps.
Nous avons aussi embarqué les Institutions Représentatives du Personnel, ce qui était très important à l’époque car le distanciel n’avait pas bonne presse auprès d’elles. Ainsi, je crois pouvoir dire que nous maîtrisons la technologie, nous connaissons le sujet, l’environnement digital, nous avons appris à travailler avec les Start-up et au-delà avec tous les acteurs de l’écosystème du digital learning, etc.
Mais il y a trois ans, nous avons pris conscience que nous n’avions fait que la moitié du job parce que nous n’avions pas intégré la dimension de " l’expérience apprenante " !
Quelle était la deuxième partie du «job» ?
Nous n’avions pas suffisamment intégré le profil, l’environnement de travail, les attentes, les besoins des collaborateurs dans leur expérience d’apprentissage. Beaucoup d’entre eux travaillent dans des Centres de Gestion, des back-offices ou des Centres d’appel dans des environnements très processés et avec de forts enjeux de productivité.
Nous n’avions de même pas suffisamment intégré la culture managériale et la nécessité d’accompagner les managers sur le digital learning et la manière de le déployer dans leur environnement. Nous avions adopté une approche centrée sur les outils mais nous n’avions pas suffisamment réfléchi à " l’expérience de l’apprenant " dans son intégralité, du début jusqu’à la fin de son parcours d’apprentissage.
Comment avez-vous pris en compte l’expérience apprenante ?
Notre groupe est composé d’une grande diversité de métiers, avec des situations de travail très différentes. Il n’est pas possible d’avoir une approche globale du sujet. Nous avons donc décidé d’avoir une approche différenciée par grand métier.
Cela suppose d’avoir une forte proximité avec les opérationnels et les managers à la fois sur le fond (les contenus, les enjeux, du plan de développement des compétences) mais également sur la forme (leurs contraintes, leurs calendriers, leur culture managériale, leur environnement de travail …).
Nous essayons donc d’intégrer ces éléments dans l’ingénierie des formations pour améliorer les taux d’engagement, de satisfaction, d’utilité et de complétion de nos formats digitaux. Et c’est ainsi que nous avons créé nos " Campus " métiers en co-pilotage avec les managers de nos principaux métiers, gages d’une prise en compte globale des besoins des collaborateurs, non seulement en termes de thématiques de formation, mais aussi en termes d’" expérience " globale (calendrier, modalités, lieux…).
Avez-vous des convictions sur le digital learning ?
J’ai en effet acquis quelques convictions fortes sur le sujet ces dernières années. La première est que le digital n’est pas une panacée universelle. Je crois au blended-learning. Les formations numériques sont un vrai levier d’accompagnement des transformations, notamment si l’on sait choisir les bons partenaires mais une formation présentielle, bien conçue et bien organisée, demeure quand même un objet très puissant au service de la transformation, parce que c’est là que les femmes et les hommes qui vivent la transformation peuvent se dire des choses de manière plus spontanée, plus fluide qu’à distance.
Ce que nous vivons tous aujourd’hui, c’est l’incertain, le volatile, le flou. Les échanges en présentiel, dans un cadre " protégé " et bienveillant, ouvrent un espace-temps où les uns et les autres peuvent mettre des mots sur ces situations de travail inédites, les difficultés qu’elles provoquent, les doutes quant à sa propre capacité à les traverser et à être au rendez-vous. Les temps de pause, les repas pris en commun ouvrent également la voie à des conversations sans enjeux, plus soft où il se joue en réalité beaucoup de choses : la transformation des comportements, cela se fait petit à petit et cela commence souvent (toujours ?) par des interactions physiques, des discussions, des débats. Il en résulte que dans le plan de développement des compétences, le format Digital est à développer, mais que pour autant nous restons très massivement attachés au Présentiel !
Le monde du Learning est en ébullition et différentes modalités sont médiatisées. Commençons par l’adaptive learning et l’intelligence artificielle. Qu’en pensez-vous ?
Nous sommes en réflexion sur le sujet. Nous essayons d’y aller de deux façons.
Premièrement, nous travaillons aujourd’hui sur toute la dimension prospective en cherchant à répondre à des questions telles que : Comment nos métiers évoluent ? Quelles seront les compétences clés de demain ? Quels seront les nouveaux métiers d’ici 2-3 ans ? Comment mieux connaître les collaborateurs, leurs aspirations et leur portefeuille de compétences ?
En nous appuyant à la fois sur la donnée dont nous disposons dans nos bases, mais également celles que les collaborateurs accepteront de partager avec nous, il s’agit de disposer d’une bien meilleure connaissance du capital humain de l’entreprise pour proposer aux collaborateurs des " ponts ", des " passerelles ", parfois inédites, vers d’autres métiers. En fonction des passerelles possibles, l’objectif est ainsi de pouvoir, en mode " push ", leur proposer des formations leur permettant d’atteindre leurs objectifs de développement professionnel.
Cette approche nous oblige à renforcer considérablement notre culture data, à actualiser, de manière agile et réactive, nos référentiels, à travailler avec des start-ups, à améliorer l’interface de nos Systèmes d’Informations avec de nouvelles solutions … C’est un vaste chantier !
En parallèle de ces travaux, sur la partie learning, , nous allons démarrer une expérimentation d’adaptive learning avec une population donnée (des commerciaux). Le projet va être déployé en mode agile. Il vise à nous forger des convictions : est-ce que cela fonctionne ou non ? Arrive-t-on à personnaliser les contenus ? Est-ce que cela a du sens ou non ? Peut-on obtenir des quick wins sur ce type de dispositifs ? Cela apporte-t-il une valeur ajoutée aux apprenants ? Quel est le ROI ? Quels sont les budgets à mobiliser ?
Tout à l’heure, vous parliez des MOOCS ? Vous en aviez construit et acheté ? De nombreuses études pointent des taux de complétion faibles et une satisfaction des apprenants assez moyenne ?
L’expérience que nous avons de la construction et du déploiement de MOOCs ces dernières années nous amène à un constat mitigé. Construire, déployer et piloter un MOOC demande beaucoup de moyens Marketing (susciter l’engagement), financiers (construire le dispositif), humains (accompagner les apprenants et soutenir leur mobilisation), logistique (tracking, évaluation, …), technologique (réseau, plateforme, …). Ainsi, et à l’inverse de ce qui était la " promesse " des MOOCS il y a quelques années, ils ne nous ont pas permis de passer à l’échelle sur nos grands sujets de transformation métier. Cela restera donc une modalité parmi d’autres pour traiter de manière assez ciblée des sujets qui s’y prêtent bien (les sujets réglementaires et de conformité notamment).
Quelle est donc votre stratégie de learning ?
Déjà, nous ne sommes fermés a priori à aucun format pédagogique. Notre manière d’avancer, c’est d’abord d’expérimenter, sur des périmètres métiers favorables à l’approche expérimentale : l’enjeu de transformation, le sponsorship du manager, la culture managériale… Comme je vous le disais, cela nécessite de travailler étroitement avec les opérationnels en tenant compte de la culture, des contraintes opérationnelles et des attentes du terrain. Nous testons par exemple une approche sur les softskills, une autre sur la culture digitale. Nous avançons au départ toujours un peu masqué, sans effets d’annonce, nous analysons tous les résultats, tous les paramètres et puis si nous sommes convaincus, nous déployons massivement.
L’un des enjeux aujourd’hui est de donner envie d’apprendre à l’ensemble des collaborateurs, d’aller vers ce que l’on appelle l’apprenance au sens large du terme. Comment abordez-vous cette question ?
La question de l’apprenance ne peut pas être traitée uniquement sous l’angle du Learning. Nous devons remonter dans la chaîne de valeurs et mobiliser les dirigeants et les managers autour de leurs enjeux opérationnels et leurs implications sur les modalités d’apprentissage et de développement des compétences de leurs collaborateurs. La signature toute récente d’un nouvel accord GPEC nous permettra d’orchestrer cette mobilisation dans les prochains mois auprès des managers et des collaborateurs. Nous dynamisons notre approche prospective des métiers pour favoriser un partage transparent et ouvert sur le sujet entre le manager et ses collaborateurs, par une meilleure maîtrise et compréhension de l’évolution des métiers et des compétences. C’est une évolution culturelle forte !
Cette prise de conscience partagée, entre managers et collaborateurs, de l’accélération dans l’évolution des métiers et des compétences doit permettre à " l’apprenance " de trouver ses lettres de noblesse dans l’entreprise et de devenir aussi un enjeu managérial fort, en plus d’être un enjeu RH. Favoriser " l’apprenance ", c’est aussi réhabiliter le manager dans son rôle de développement des compétences, le fameux 70% du 70-20-10 ! Nous ré-éclairons ainsi auprès de nos managers en quoi leur action et le regard qu’ils portent sur leurs collaborateurs est bien la 1ère source de développement de ces derniers, loin devant nos dispositifs de formation...
Propos recueillis par Michel Barabel
Directeur Scientifique de l’Executive Master RH (Sciences Po EE)
et du M2 GRHM (IAE Gustave Eiffel)