Lors d’une conférence au " Congrès Learning, Talent & Développement ", le philosophe Luc de Brabandère suggérait que l’enjeu du digital n’est pas tant d’améliorer le présent que de changer de "modèle mental", pour inventer des solutions de rupture. Penser la transformation avant la technologie est plus vrai encore avec l’intelligence artificielle (IA), si nous voulons éviter la malicieuse tentation de " faire ce qui est possible ", et l’utiliser comme source de progrès social.
Nous le savons, les enjeux de développement des compétences dans un monde en mutation de plus en plus rapide sont devenus cruciaux : comment créer les conditions d’une " culture learning " qui facilite l’adaptation en continu de l’entreprise, ses métiers, ses collaborateurs ? Les technologies nous invitent à repenser les modes d’apprentissage formels et informels, ainsi que les stratégies de développement des compétences : Panorama d’une révolution qui a démarré…
Programmes de formation formels et " adaptive learning "
Les formations structurées – qui portent 10% des apprentissages, suivant le " modèle 70/20/10 " - prennent de plus en plus la forme de parcours mobilisant diverses modalités pédagogiques : classes présentielles ou virtuelles, modules digitaux, tutorat, applications dans l’environnement de travail, etc. L’IA inaugure une personnalisation inédite de ces parcours grâce à l’utilisation des données (ce que certains appellent " Adaptive Learning ") : en fonction du profil des apprenants, des activités en cours de programme, et des résultats obtenus, les algorithmes proposent les " briques de formation " les plus pertinentes sur le fond et la forme :
De façon " macro ", à partir d’un positionnement initial ;
De façon " micro ", en adaptant en continu le rythme, le niveau de difficulté, les activités (par exemple les questions posées aux apprenants), ou encore en optimisant la constitution des groupes pour les " classes " présentielles ou virtuelles.
L’efficacité de ces dispositifs tient à la fois de l’optimisation du temps de formation par la pertinence des ressources proposées, et de l’ancrage mémoriel renforcé, grâce à l’analyse en continu de la progression des apprenants.
Communautés et Apprentissage social : l’accélération !
Toutes les recherches confirment que l’apprentissage est éminemment social ; les technologies ont le potentiel " d’augmenter " cette dimension essentielle, comme le démontre le nombre de startups et de solutions RH innovantes dans ce domaine.
En matière de coaching et mentoring par exemple : des solutions voient le jour, qui ont pour vocation de démocratiser ce type d’approche. Certaines visent aussi à renforcer la qualité du " matching " entre coach et coaché, mentor et mentee - pour trouver quelqu’un qui nous ressemble, ou à l’inverse qui nous apporte une vision dérangeante. D’autres solutions activent des " coachs virtuels ", combinant questionnement en ligne et recommandations, en s’appuyant sur une certaine vision du rôle du manager, et sur le profil et les interactions des apprenants avec la machine. Bien sûr, ces solutions ne se substituent pas à l’intelligence humaine d’un coach ou d’un mentor, mais elles visent à réaliser un rêve: rendre accessibles au plus grand nombre, même de façon simplifiée, des approches réservées jusqu’à présent à une élite.
L’IA peut aussi " augmenter " l’apprentissage entre pairs sur des plateformes communautaires, en aidant les collaborateurs à surmonter des obstacles au moment où ils surviennent :
Réponses à des questions aiguillées vers les meilleurs experts, voire proposition, dans le flux d’activité, de contacter un " pair " ayant l’expertise adéquate ;
Chatbot pour répondre aux questions fréquentes, l’algorithme étant entraîné au fil du temps par les réponses des experts.
Apprendre c’est Travailler : " Augmenter " l’apprentissage en situation de travail ?
Le digital permet déjà de soutenir l’apprentissage en situation de travail, en mettant à disposition des collaborateurs, au moment où ils en ont besoin, des " capsules " de formation - souvent appelées " performance support " (cf schéma : partie droite). L’IA ouvre ici une nouvelle perspective : la suggestion automatique de graines pédagogiques dans le " flux " de travail, en fonction du profil du collaborateur (ancienneté dans le poste, maturité dans la pratique, performance dans le job), voire à partir de reconnaissance faciale : imaginez que vous buttez sur une fonctionnalité en entrant vos notes de frais sur votre système : la machine peut " lire " votre humeur et vous proposer une aide simple pour surmonter la difficulté !
Là résident les germes d’une révolution majeure : intégrer l’apprentissage dans les processus de travail, que cet apprentissage soit activé par les collaborateurs ou proposé par l’algorithme. Perspective inédite sur le rôle des responsables formation : " commencer par le 70 ", c’est-à-dire associer la fonction formation dans le " ré-enginering des process ", pour intégrer des " capsules learning " dans les modes de fonctionnement, plutôt que (ou en complément d’) une formation en amont, et concevoir des processus non seulement efficaces mais apprenants.
Refonder le développement des compétences
Si, comme on l’a vu, les technologies et l’IA ont le potentiel de renforcer et personnaliser l’apprentissage en situation de travail, elles peuvent aussi, plus fondamentalement, transformer les stratégies de développement des compétences, en permettant, à grande échelle, de :
Repérer les compétences explicites et tacites de chacun : grâce à la reconnaissance du langage naturel, sur la base des compétences déclarées, du CV, ou du profil linkedin ;
Identifier les possibles évolutions de carrière dans l’entreprise - sur la base des projections de métiers -, voire sur le marché externe – à partir d’analyses issues de linkedin ;
Proposer des actions de développement pour combler les gaps de compétences, à partir du positionnement individuel, des souhaits d’évolution, et des formations déjà effectuées.
Le " super pouvoir " de l’IA n’est-il pas, au fond, d’être le catalyste d’un " développement pour tous ", permettant une réflexion personnalisée qui nécessiterait, sans elle, de multiplier les effectifs RH ? Pour autant, comme le souligne Marc Grassin, philosophe et enseignant à l’Institut Catholique de Paris, " l’IA sans conscience rend l’organisation incapable de produire ses propres leviers critiques, inaptes à faire les " pas de côté " nécessaires pour échapper aux effets de la " mécanisation ". L’enjeu est donc de contre - balancer les dispositifs d’accompagnement " augmentés " par l’IA, par une éducation des collaborateurs pour construire une vision de qui ils sont et qui ils veulent être, et pour affiner leur esprit critique et leur autonomie dans le choix de leur développement et évolution professionnels.
Au-delà de la personnalisation de masse qu’elle permet, l’IA ouvre aussi la voie à un nouveau pilotage des plans de formation, traditionnellement issus de deux exigences : l’accompagnement des transformations par des actions de formation collective, et la consolidation des besoins individuels de développement. Cette 2nde dimension pourra être bientôt automatisée grâce aux algorithmes, en consolidant, et prédisant, les besoins de formation sur l’ensemble des employés : dès lors, le " futur du travail " pour les responsables formation pourrait se focaliser moins sur l’administration des plans de développement de compétences, et se redéployer sur :
Les stratégies learning pour accompagner les transformations de l’entreprise ;
Un " néo ré-enginiering " des process de travail avec " formation intégrée " ;
L’activation de leviers permettant de progresser comme " learning company ", aux niveaux individuels et collectifs ;
L’éducation des managers pour rendre l’organisation et les équipes apprenantes.
A l’aube de ces révolutions, la fonction RH / Learning porte une responsabilité forte : celle d’écrire un futur souhaitable, et d’orienter l’usage des technologies et de l’IA au service du développement des hommes et des femmes, tout autant que des organisations : en faisant sienne l’adage de Mahatma Gandhi : " Le futur dépend de ce que nous faisons aujourd’hui ".
Thierry Bonetto
Thierry Bonetto a débuté sa carrière dans le conseil en organisation. Il rejoint en 1997 le groupe Danone comme directeur du Développement des Compétences, puis pendant 10 ans comme Directeur Learning: il pilote notamment le développement de l’université d’entreprise, et anime la stratégie " one learning a day " pour créer une culture learning " au quotidien ". Il fonde fin 2018 Learning Futures, dont la vocation est d’être un catalyste de transformations via le learning, en impulsant des dynamiques d’organisation apprenante.
Retrouvez le dans le prochain ouvrage " Des Algorithmes et des Hommes ", à paraître chez DUNOD, des regards croisés de grands groupes et de startups, et un " manuel pratique " pour inspirer la fonction RH sur son rôle de catalyste pour introduire une " IA for Good " dans nos organisations.