Lorsqu’une entreprise « colle » à ce point à l’esprit de la loi par anticipation, il semble intéressant de faire un focus sur la démarche et les outils. Bien entendu le « Groupe » est de taille imposante (plus de 150 000 personnes) mais on peut imaginer que les arguments développés par Fabien Lagriffoul, Directeur de la formation et professionnalisation du Groupe, et Catherine Fraissenon avec la Learning factory, puissent ruisseler malgré tout sur des organisations plus modestes. Alors, bouclez vos ceintures et suivez-nous pour cette visite :
Créé en juillet 2016, la Learning factory se trouve sur le Campus EDF de Saclay. Avec ses 30 000 m2 et ses 270 chambres, une halle technique dotée de simulateurs, de réseaux électriques pédagogiques, cet établissement était déjà une référence en soi. La Learning factory est un espace convivial et créatif dédié aux 2 000 formateurs internes du Groupe, où ils trouvent à la fois des outils pédagogiques innovants et un accompagnement humain pour les apprivoiser...
André PERRET
Catherine Fraissenon, d’où venez-vous et quel est l’élément déterminant qui vous a conduit à créer cette structure ?
J’ai une formation commerciale et communication. Après une expérience de communicante, j’ai transité par des fonctions commerciales, aux grands comptes, mais aussi de management opérationnel. J’ai ensuite pris un poste de chef de projet formation, qui m’a permis d’apprivoiser l’ingénierie pédagogique et de réfléchir aux pistes d’améliorations possibles dans ce domaine. C’est à ce moment-là que l’on m’a proposé de créer un espace pour les formateurs à l’ouverture du Campus EDF. Avant de lancer ce qui allait devenir un « learning lab », j’ai butiné dans différents lieux et différents milieux, notamment dans des universités et des grandes écoles qui avaient une longueur d’avance sur le sujet. La Learning factory a ainsi suivi les critères définis par le learning lab network et a démarré avec une offre frugale sur le principe d’avancer en marchant... http://www.learninglab-network.com/learninglab-network/les-prerequis-dun-learning-lab/
En novembre 2016, le premier atelier voyait le jour. Et depuis, l’espace évolue sans cesse et il ne désemplit pas.
Que viennent faire les « formateurs » ?
Ils viennent créer des modules avec les outils numériques simples et accessibles de manière à ce qu’ils deviennent rapidement autonomes. Et, dans le pire des cas, si le résultat n’est pas à la hauteur de l’attendu, ils en tirent profit malgré tout, puisqu’ils ont scénarisé et prototypé leur projet... Ce sera toujours un plus pour la rédaction du cahier des charges.
Et vous insistez sur le fait que la Learning factory est centrée sur l’opérationnel…
Complétement, c’est avant tout l’art du « faire », un véritable esprit « maker ». Les gens viennent avec un projet et repartent avec une réalisation. Ils ont appris et ils ont fait en même temps ! Ils peuvent utiliser nos outils vidéos en libre-service, ou en semi-accompagnés selon leur rythme d'apprentissage. Nous accompagnons également des projets de conception de formation en « mode agile », en utilisant les outils du design thinking et en mettant l’apprenant au cœur du dispositif.
Nos ateliers sont ouverts aux formateurs du Groupe EDF (formateurs, chefs de projets, concepteurs, managers…) et ils leur permettent de travailler ensemble et de partager leurs expériences et leurs expérimentations.
Vous ne pensez pas que ce lieu est réservé à l’élite des formateurs ?
Certainement pas. Nous attirons sans doute les plus « expérimentateurs », ceux qui sont à l’aise dans ces environnements, mais notre rôle c’est aussi d’amener doucement les plus réfractaires vers de nouveaux modes de formation, toujours à travers la prise en main d’outils très concrets…
Et en termes de bilan ?
3 000 personnes ont été accueillies ici en deux ans, ce qui représente environ 7 personnes par jours ouvrés. Plus de 400 vidéos ont été réalisées avec de la vidéo filmée RapidMooc (vidéo sur fond vert) ou avec des vidéos animées. Nous organisons également des ateliers autour du « neuro-learning », de l’ingénierie tutorale...
Et pourtant vous avez du mal à parler de R.O.I. ?
J’estime que nous avons largement « amorti » cette structure. En coûts évités d’abord : réaliser nous-même 400 vidéos que nous aurions achetés minimum 3k€/ l’unité par exemple… mais pas que. Cet espace stimule l’échange, décloisonne l’entreprise et, c’est aussi une superbe vitrine. Beaucoup de grandes entreprises sont passées nous voir et s’en sont inspirée pour créer leur propre learning lab. Nous permettons aussi aux structures de formation du Groupe et aux formateurs de se conformer aux nouvelles pratiques que préconise la nouvelle loi. Nous accompagnons ainsi des changements de postures, des nouvelles méthodes (prototypage rapide de formation, utilisation de la réalité virtuelle,…), un nouvel état d’esprit et méthodes en lien avec les neurosciences. Le ROI, c’est surtout des formations plus efficaces et plus concrètes en centrant la conception sur l’apprenant, et c’est bien qui est demandé aujourd’hui en matière de « blocs de compétences ».
Fabien Lagriffoul
Directeur de la formation et de la professionnalisation Groupe EDF
Propos recueillis par André Perret
En qualité de Directeur de la Formation et de la Professionnalisation d’EDF, comment avez-vous reçu la loi de 2018 ?
En fait, je pense qu’elle arrive au bon moment. Chez EDF nous sommes convaincus que les compétences sont à la base de la compétitivité. Or, le moins qu’on puisse dire c’est que ces compétences sont aujourd’hui chahutées. Les métiers se transforment de plus en plus vite. Certains métiers vont même probablement disparaître. Tout cela va nous conduire à devoir réorienter des salariés - nous l’avons déjà fait à de nombreuses reprises – mais avec une ampleur inédite. Si on reste sur une approche classique de formation, on court le risque d’être toujours en retard. Il nous faut donc imaginer des parcours « au fil de l’eau » beaucoup plus « agiles ». En fait, l’enjeu compétences nous conduit à devoir adopter une vision plus large de la formation et de l’étendre à toutes les formes de professionnalisation, d’où mon « titre ».
Vous pouvez porter une appréciation sur cette réforme ?
En tant que citoyen, je dois convenir que la volonté portée par cette loi, permettre aux moins qualifiés de retrouver le chemin de l’emploi par la formation, est louable. Avec ma casquette « entreprise », je regrette les coupes significatives sur le refinancement des formations pour les entreprises et le manque d’ambition de soutien aux reconversions, le dispositif ProA restant peu incitatif pour les entreprises à main d’œuvre qualifiée comme EDF… Sur le fond, la loi supprime la définition restrictive de la formation professionnelle continue portée par les lois antérieures et c’est une bonne chose. Comme je vous le disais, il est désormais nécessaire d’avoir une approche élargie des voies d’apprentissage pour être efficaces et pertinents : nous devons proposer aux managers et aux salariés des modalités variées et mixées entre formation classique, digitale, professionnalisation, mise en réseau… et donc la bonne formation pour la bonne personne, au bon moment. Nous constatons souvent que l’approche classique de la formation, avec des cursus complets, tient insuffisamment compte des compétences individuelles des salariés (expériences antérieures ou compétences transverses). La loi devrait nous aider à développer en interne cette vision extensive de l’apprentissage: je travaille donc j’apprends.
Vous semblez dire que c’est presque une « révolution culturelle » ?
Oui, aussi bien pour les managers, les salariés que pour les Organisations Syndicales … Pendant des années, la seule mesure de la formation a été le « nombre d’heures ». Lorsqu’on présente de nouvelles façons de s’organiser c’est souvent pris comme un moyen de réduire les coûts. Or la révolution en matière de formation, c’est d’arriver enfin à passer d’une logique de moyens à une logique de résultats.
Donc, on élargit la vision et on revoit les modes pédagogiques ?
Et on travaille en amont les objectifs et les attentes de retour sur investissement. A ce titre, il pourrait être pertinent de pouvoir comptabiliser les dépenses de formation, non en charges, mais comme des investissements amortissables. Nous devons cependant améliorer notre capacité à mesurer l’efficacité des formations au moins sur celles représentant des « gros volumes » ou des enjeux clés. Chez EDF, nous avons mené récemment deux expérimentations sur ce sujet pour aller au-delà des évaluations dites de niveaux 1 à 3, l’une sur les formations commerciales, l’autre sur les formations d’ingénierie, et nous ne négligeons pas la difficulté de l’exercice. Mais nous sommes confortés dans l’idée qu’on ne mesure pas tout de la même façon : la méthode et le déroulé pédagogique d’une part et les résultats d’autre part. Ensuite, il faut agir : on peut par exemple optimiser notre offre de formation en catalogue, et améliorer l’efficacité des dispositifs de formation en utilisant des outils numériques par exemple pour la préparation des contenus, l’auto-positionnement, les révisions…
Vous pensez que le dialogue social est impacté par cette nouvelle vision de l’apprentissage au sens large ?
Inévitablement, mais c’est à nous de le faire évoluer, de poser les bons sujets pour aussi à ce niveau passer d’une logique de moyens à une logique de résultats. Les évolutions issues de la loi dite « Rebsamen », qui ont instauré des blocs Orientations stratégiques et Politiques sociales, nous y aident.
Le dialogue social va changer aussi au niveau des branches professionnelles. La loi « Choisir son avenir professionnel » conduit la branche des Industries électriques et gazières à quitter l’Opca (Organisme Paritaire Collecteur Agréé) historique, l’Agefos, et à construire un nouvel Opco (Opérateur de Compétences) rejoignant d’autres grandes branches de l’industrie. Nous allons bénéficier d’une plus grande liberté en matière d’alternance par exemple. Une réflexion devra être engagée sur les CFA d’entreprise car leur équilibre financier n’est plus garanti, et la branche devra renforcer sa politique dans ce domaine, avec un enjeu de dialogue avec les partenaires sociaux au-delà de la seule formation.
Et l’utilisation du CPF ? Quelle est votre avis ?
Nous avons largement investi sur le CPF. Un accord a été signé chez EDF intégrant ce dispositif, dont la mise en œuvre a été progressive mais dynamique. Les évolutions récentes font que l’abondement employeur n’est plus possible que sur fonds propres, ce qui risque de freiner les énergies. A titre personnel, je pense que la mobilisation du CPF doit être utilisée dans une logique de co-construction salarié/employeur pour toutes les formations de l’ancienne catégorie 2 du plan (développement personnel). Pour les formations promotionnelles, par exemple celles qui permettent le passage cadre, on est clairement dans du gagnant/gagnant. Maintenant la conversion du CPF en euros peut être porteuse d’effet pervers… Un salarié peut facilement « donner » des heures à son employeur, donner des « euros » sera psychologiquement plus difficile.
Et si nous parlions innovation… La loi est-elle incitatrice ?
L’innovation en formation n’est pas le produit de la loi, mais avec cet élargissement le cadre, elle ne peut qu’être facilitée. Vous avez eu l’occasion de relater ce que nous réalisons avec la Learning Factory sur le campus EDF Paris-Saclay. C’est un véritable espace de liberté, on rapproche le travail de l’apprentissage, on teste les processus et les outils nouveaux. Et puis le maillage commence, aussi bien en interne chez EDF mais aussi avec les réseaux des autres « factories ». Nous ne sommes pas tombés dans le piège d’une forme d’ésotérisme « la formation parle aux formateurs » et au contraire nous ouvrons grandes nos portes, on crée des liens avec d’autres entreprises… et on arrive à faire des choses qui servent ! Les changements de pratiques pédagogiques et l’utilisation d’outils modernes sont la réelle source d’innovation. On change l’approche pour l’acquisition de compétences.
Ne pensez-vous pas que ce serait plus simple pour l’entreprise si l’école transformait elle aussi sa méthode d’acquisition des savoirs ?
Les nouvelles générations qui entrent dans l’entreprise, même si l’école ne l’a pas fait, réclament ces nouveaux modes d’apprentissage. Soyons positifs et, même si ça prendra du temps, soyons convaincus que les rectorats s’engagent sur cette voie.
Et maintenant quelle est votre vision ou votre objectif à plus long terme ?
Nous entendons accompagner nos salariés pour qu’ils soient en mesure de diagnostiquer leurs besoins au service de leur évolution et de leur employabilité de long terme. Leur apprentissage est une donnée qui nous rassemble, eux et nous, entreprise. Notre offre doit être la plus complète mais aussi la plus lisible et la plus modulable possible. Nous avons par le passé vécu des moments tendus sur les compétences. Des périodes de départs en retraite massifs nous ont conduits à devoir investir beaucoup d’argent dans le développement des compétences, et il faut noter que les effets escomptés ont été au rendez-vous puisque l’exploitation a été maintenue avec un haut niveau de qualité et de sécurité. On peut dire alors que la formation … ça rapporte ! Mais aujourd’hui les choses s’accélèrent et il nous faut nous réinventer en poursuivant deux objectifs : le maintien dans l’emploi sans avoir à « courir après les compétences » d’une part, et d’autre part faciliter les reconversions à des coûts raisonnables, peut-être plusieurs fois dans une carrière… Nous avons aussi une chance, la culture d’EDF, très fortement technique, fait de la formation un élément majeur de compétitivité et de sécurité, et sur cela l’ensemble de l’entreprise n’a pas besoin d’être convaincue. Elle l’est !