Bonjour à tous les deux. L’année dernière, vous avez expérimenté un dispositif pédagogique auprès d’étudiants du master " Humanités et Management ", de l’Université Paris Nanterre basé sur la théorie des " réseaux développementaux ". Pouvez-vous nous en dire plus ?
J-R H. Tout débute avec la thèse que j’ai mené à Skema de 2014 à 2017. Durant mes recherches, je découvre la théorie des " réseaux développementaux " développée par Monica C. Higgins et Kathy E. Kram . Leur analyse les amène à considérer qu’aujourd’hui, du fait de la complexité de notre environnement, le mentorat classique, à savoir :
Une forme traditionnelle dyadique (relation entre deux personnes : un sachant et un apprenant) ;
Une relation formelle (un mentor est attribué à un mentoré) ;
et un lien unidirectionnel (du mentor vers le mentoré).
n’est plus à même de permettre à un individu de développer et de préserver son employabilité dans la durée, c’est-à-dire tout au long de sa carrière.
C’est pourquoi les auteurs conseillent à tout individu de mettre en place un réseau développemental. Il s’agit, pour chaque actif, de désigner (choix personnel) une constellation de personnes (qualifiées de développeurs) qui vont s’intéresser activement et prendre des mesures pour l’aider à se développer.
Le réseau est orienté vers un but précis (choix de carrière, de formation…). Les développeurs peuvent avoir diverses origines en incluant notamment des collègues, des pairs, des membres de la famille et des membres de l’environnement professionnel…. La majorité de ces relations sont de nature informelle même si quelques relations formelles (un mentor classique par exemple) ne sont pas exclues.
Un réseau est idéalement composé de quatre à cinq développeurs à un moment donné de la vie. C’est un modèle égocentrique, avec au centre le profil de l’intéressé qui va s’entourer, choisir ses développeurs.
Le réseau développemental est dynamique et évolue en fonction des besoins et des choix de carrière de l’individu.
Quelles sont les caractéristiques d’un tel réseau ?
J-R H. Le réseau développemental s’analyse autour de deux dimensions :
la dimension structurelle :
la taille du réseau : il faut déterminer le nombre idéal de développeurs. Le modèle fixe un nombre idéal de quatre à cinq personnes ;
la force des relations sur le plan émotionnel : à titre d’exemple, on pourra avoir une forte relation émotionnelle avec un développeur issu de sa propre famille (un père, une sœur, etc.). Par ailleurs, la relation est jugée riche quand elle devient bidirectionnelle ;
la diversité des univers sociaux des développeurs. Par exemple, lorsque les univers sociaux sont diversifiés, l’individu est à même de faire des choix éclairés avec possibilité de rebondir d’un univers à l’autre, " degré d’ouverture au monde ".
et une dimension fonctionnelle :
le support à la carrière ;
le soutien psychologique.
En général, certains développeurs ont une fonction " psychologique " plus prononcée que la fonction " Carrière " et inversement. Quelques développeurs, Higgins & Kram les qualifient de " développeur multiplex " sont capables d’apporter une aide sur les 2 dimensions.
Pour finir, l’intéressé qui est au centre de son réseau peut aussi devenir lui-même le développeur d’une autre constellation. Deux constellations peuvent à un moment se connecter, c’est-à-dire que celui ou celle qui a grandi et qui commence à avoir la capacité à soutenir peut devenir le développeur de quelqu’un d’autre.
Comment avez-vous déployé le dispositif dans le monde du learning avec des étudiants ?
GP. Le public du dispositif d’apprentissage est composé d’étudiants en Master 1 en contrat de professionnalisation ou en apprentissage.
Notre objectif pédagogique était double :
permettre à chaque apprenant d’expliciter et de présenter son réseau développemental ;
conduire l’apprenant à mettre en œuvre des stratégies de développement de son réseau en développant sa posture entrepreneuriale.
Pour cela, nous avons structuré notre approche en trois temps.
En amont de la journée de formation, nous avons eu une phase asynchrone, 10 jours avant la formation présentielle, à distance avec un outil (application en ligne incluant un tutoriel et des outils graphiques) qui a permis aux étudiants de dessiner et de conscientiser leur constellation.
Nous souhaitions que les étudiants arrivent avec une constellation dessinée de manière standard de façon à ce que toutes les constellations puissent être comparées les unes avec les autres.
Comment la constellation est représentée ?
GP. J’ai mis en place l’année dernière sur Ms Excel un outil informatique qui permet de créer une image de chaque constellation. Globalement il s’agit d’un hexagone qui est, pour parler géométrie, divisé en six triangles équilatéraux où chacun des triangles est supposé correspondre à ce que nous appelons " un cercle social ". Cet hexagone (cf. graphique 1) a en son centre la personne concernée : le sujet. A partir du centre de cet hexagone, nous traçons trois cercles qui correspondent à quatre zones qui vont du plus proche au plus éloigné. Cela traduit la force du lien. Plus le développeur se positionnera proche du centre, plus le lien sera fort.
Chaque apprenant prend sa souris et va positionner son développeur dans le bon triangle équilatéral correspondant au cercle social : cela peut être la famille, le sport, les anciens élèves, évidemment le travail. Les positionnements des développeurs résultent des réponses à un long questionnaire introspectif proposé et validé par Higgins et Kram. Les différentes réponses supposent un temps de réflexion sur soi-même, avec plus ou moins une estimation quantitative.
cf figure ci-dessus : Forme graphique d’un réseau développemental
Quelles étaient les deux étapes suivantes ?
GP. Ensuite, nous avons eu une phase présentielle (une journée). Après avoir présenté les principes théoriques des réseaux développementaux et les avoir différenciés des autres formes de réseaux, l’objectif de la journée était de formuler des suggestions pour cultiver son réseau développemental. Pour cela, chaque étudiant a reçu un plan de développement (livret) afin de pouvoir structurer sa réflexion et identifier des pistes de développement de son réseau en fonction de sa personnalité.
La journée s’est terminée par la présentation de réseaux développementaux de professionnels sur la durée de leur carrière (analyse longitudinale) en entreprise pour les inspirer.
Enfin, nous avons clôturé la séquence par une phase d’évaluation à froid plusieurs semaines après la session présentielle.
Dans le questionnaire à froid, il y a des questions qui consistaient à demander s’ils avaient utilisé ce qu’ils avaient appris durant la formation. Cela nous a permis de voir comment les participants ont pu faire évoluer leur réseau développemental en fonction des objectifs qu’ils s’étaient fixés.
Comment peut-on envisager ce voyage d’Apprentissage en formation continue dans le cadre d’une Université d’entreprise comme celle de Thales par exemple ?
J-R H. En 2020, nous envisageons des pilotes avec d’autres institutions académiques et entreprises.
Nous pensons que cette nouvelle approche du mentorat possède un très fort potentiel dans une triple dimension individuelle (avec l’idée grandissante de replacer chaque individu au cœur de son propre développement) , collective (dans le principe d’un co-apprentissage, d’un co-développement) et réflexive (connaissance de soi) A titre d’exemple, elle peut être très intéressante pour de jeunes embauchés en entreprise désirant découvrir puis développer leur réseau développemental dès le début de leur carrière puis par la suite. Là encore, il s’agit de leur permettre de conscientiser leur constellation, mais aussi d’apprendre à la cultiver relativement à leurs objectifs de carrière.
Nous aurons donc une phase réflexive où nous allons les amener à formaliser leurs objectifs de carrières. Puis, dans une phase active, nous les amènerons à mettre en place des stratégies entrepreneuriales (" culture entrepreneuriale de la constellation ") pour aligner leur constellation avec leurs objectifs. Enfin, nous pensons mettre en place un accompagnement dans le temps afin de les aider à optimiser leur constellation.
Ce nouveau modèle de mentorat peut également être appliqué à des professionnels plus aguerris dans la mesure où tout le monde peut cultiver le concept de développeur pendant sa carrière. Cela intéresse finalement tout professionnel qui aujourd’hui voudrait passer d’un modèle classique du Mentorat formel et d’une figure imposée à une posture qui va bien avec la loi " Avenir professionnel ", c’est-à-dire qui replace l’individu au centre afin de lui permettre de s’intéresser à sa propre destinée.
Jean-Roch Houllier & Gérald Péoux
Jean-Roch Houllier, PMP, IPMA Level B certified, MGP, SSCBB, FFP, DBA, Executive Coach Certified HEC Paris. Directeur du développement académique du Project Management Institute France et directeur de l’innovation pédagogique dans une grande entreprise.
Gérald Péoux. Maître de conférences à l’Université Paris Nanterre. Codirecteur du master " Humanités et Management ", enseignant en informatique et stratégie web, notamment dans le parcours " Digital Management " du master. Chercheur en histoire des sciences.
Propos recueillis par Michel Barabel
Directeur Scientifique de l’Executive Master RH (Sciences Po EE)
et du M2 GRHM (IAE Gustave Eiffel)