Depuis toujours, les avancées technologiques ont contribué au développement des savoirs. Si l’outil n’est pas la « cause » de l’apprentissage, il constitue inévitablement une de ses « causes instrumentales » au sens aristotélicien. Le stylo n’est évidemment pas la cause principale du poème mais il ouvre bien un champ des possibles au poète. Or, ce champ des possibles va au-delà du choix des mots que l’esprit, l’âme ou le cœur aurait pu faire naître chez l’auteur·trice et dont le stylo n’est que « l’outil scripteur » pour reprendre un terme cher à l’éducation nationale française. Il ouvre en effet la perspective des calligrammes qu’affectionnait Guillaume Apollinaire, considéré comme à l’origine du mot, et qui lui fit dire à Pablo Picassso : « moi aussi je suis peintre ! ».
Il y a dans cette anecdote, deux remarques qui peuvent éclairer le débat sur le numérique et l’apprentissage :
- L’outil porte en lui un potentiel de détournement créatif : l’outil conditionne à la fois le comportement de celle ou de celui qui l’utilise mais il ouvre également des possibilités qui vont par nature au-delà de l’utilité pour laquelle il est prévu. Caricaturalement, il suffit en effet de donner des marteaux à un groupe de personnes pour qu’elles voient des clous partout, y compris en regardant des vis ! Qui n’a pas eu envie, à l’école, de transformer son stylo Bic® en sarbacane ou à mâchouiller son capuchon au point que le fabricant en perce le sommet d’un trou pour laisser passer l’air au cas où un·e maladroit·e venait à l’ingurgiter ?
- L’outil peut contribuer à décloisonner la pensée : le détournement de l’outil de sa fonction initiale, le potentiel nouveau qu’il ouvre à celle·celui qui l’utilise, s’il s’inscrit dans la finalité de départ, concourt également à une forme de décloisonnement. L’exemple d’Apollinaire est en ce sens illustratif : le calligramme vient renforcer la poésie, il crée un pont entre le mot et l’image et donne aux deux, au fond, la possibilité de s’épouser.
De prime abord, on peut considérer ces remarques comme peu susceptibles d’éclairer concrètement les praticien·nes RH face au maquis de l’offre numérique. Chaque nouveauté est en effet source d’espoirs chez les un·es aussi démesurés que les craintes qu’elle suscite chez d’autres. Pourtant, ces deux remarques offrent un angle de lecture intéressant parce qu’elles révèlent précisément ce à quoi le numérique ne peut pas véritablement prétendre : l’intelligence au sens propre et traiter ce qui « se glisse » dans les interstices des modèles.
Dans cet esprit, le Knowledge Management (KM) dans les années 1995/2000 offre une bonne illustration :
La prédominance exagérée de la technologie dans la manière dont les projets ont été pensés à l’époque a vraisemblablement contribué à ce que la « chose humaine » soit insuffisamment considérée. Or, c’est peut-être ce qui a conduit à ce que le soufflet ultra-prometteur du KM - dans la lignée des organisations apprenantes du début des années 90 - retombe finalement assez vite. La liste des raisons pourrait être longue : capacité des expert·es à formaliser et à transmettre leur expertise, difficultés à susciter l’envie des protagonistes, création d’un terrain de jeu supplémentaire à l’expression des guerres intestines et des jeux de pouvoir, etc.
Développer ce que l’on pourrait appeler une forme « d’intelligence » professionnelle est en outre très complexe. « L’intelligence professionnelle » souhaitée réside en effet dans un aller et retour permanent entre une vision holistique de ce que l’on vise et la technique qu’on apprend et qui permet de l’atteindre, dans un décloisonnement de connaissances professionnelles dont le silotage est favorisé par la réalité de la vie professionnelle, dans les interstices des cultures métiers et la capacité à les faire discuter entre elles mais aussi dans la logique qui unit les parties du tout, etc. Devant l’essor des réseaux sociaux entre 2005 et 2010, on a été bien sûr tenté de leur prêter de telles vertus face à la dynamique dont ils témoignaient. Mais, bien loin de frôler l’intelligence visée, tant le partage d’opinions ou de savoirs ne suffit pas à la « fabriquer » on ne peut que constater que « ce qui marche à l’externe » n’est pas reproductible en interne (combien de RSE de type Yammer® ou Workplace® apportent-ils réellement les bénéfices qu’on en escomptent ?).
Le numérique offre aujourd’hui évidemment un champ des possibles très important en matière de formation, et ce d’autant plus que la nature des technologies mobilisées est vaste et hétérogène (IA, réalité augmentée, applications collaboratives, etc.). Il est donc difficile pour les praticien·nes de s’y repérer sereinement.
Néanmoins, au regard des réserves précédemment évoquées, on peut raisonnablement formuler trois remarques :
- Simplicité d’accès aux contenus. Les technologies numériques contemporaines facilitent l’accès aux données, informations et connaissances explicites bien plus aisément qu’avant. La multiplication des accès (PC, smartphones, objets connectés, etc.), la plus grande fluidité entre applicatifs et l’attention portée à l’expérience utilisateur (UX) contribuent clairement à une démocratisation prometteuse ;
- Industrialisation de la production de contenus. Les technologies numériques facilitent par ailleurs la production « industrielle » de contenus de qualité susceptibles de concourir positivement à la motivation des apprenant·es (vidéos, vidéos interactives, quizz, etc.) et cela à coûts maîtrisés. Certes, il y a certainement encore beaucoup à faire devant le côté parfois très rébarbatif ou infantilisant de certains contenus mais l’industrialisation de leur production dans des conditions beaucoup plus efficientes que par le passé ouvre là encore de nombreuses possibilités ;
- Intégration au travail. Enfin, la plus grande intégration des moyens techniques d’apprentissage avec les outils du quotidien (SIRH ou SI de l’entreprise mais aussi outil de travail en tant que tel) contribue à une meilleure articulation entre temps d’apprentissage et temps de travail, ce qui a toujours été une clé de la motivation des apprenant·es et de l’utilité des apprentissages. Plus que jamais le contenu utile peut être poussé et disponible pour celle ou celui qui travaille au moment où il·elle en a besoin.
Qu’il s’agisse par exemple de bénéficier d’une explication du geste professionnel à effectuer devant une situation concrète grâce à une application de réalité augmentée ou une IA qui détecte des erreurs potentielles dans un processus guidé et alerte un·e expert·e pour l’inviter à exercer son intelligence, les avancées du numérique (et on en est qu’aux balbutiements) apportent indubitablement de réels bénéfices et constituent une réelle promesse.
Pour autant deux interrogations subsistent et devraient constituer le champ de recherche et d’expérimentation à venir :
- La première interrogation nous ramène à l’intelligence professionnelle évoquée précédemment. Exprimé de manière caricaturale, si l’on émet le pari que l’IA pourrait se substituer à l’avenir à une forme d’intelligence mécanique, alors c’est bien cette intelligence professionnelle qu’il faut essayer de développer chez toutes et tous. Or, c’est peut-être là où le bât blesse car elle exige une réelle capacité à établir des liens entre des domaines silotés pour former une compréhension d’ensemble, en s’appuyant souvent sur une culture bien plus générale que celle du domaine visé. Il ne fait aucun doute que la technologie est un formidable levier pour apprendre, mais passer d’apprendre à comprendre mobilise une ingénierie pédagogique qui suppose une connaissance élargie de domaines professionnels connexes et une attention permanente aux apprenant·es pour s’adapter en temps réel. Enfin, comprendre demande aussi du temps, celui de la maturation ou d’une décantation à laquelle l’instantanéité du numérique et de ses usages prête finalement assez peu. Dans cette perspective, peut-être n’est-ce pas complétement par hasard que le compagnonnage a été inscrit en 2010 au patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’Unesco.
- La seconde interrogation relève de l’éternelle quête de toute forme d’éducation : comment susciter l’envie et la motivation des apprenant·es ... dans le temps. Certes, il ne fait aucun doute que les apports de la gamification dans les techniques d’apprentissage sont incontestables. De même, les pédagogies par le jeu, dont on connaît les atouts en la matière, ont un avenir certain si l’on combine leur potentiel avec celui de la technologie. Mais peut-on réellement s’affranchir d’une incarnation pour donner envie ? A l’image du leadership qu’exige le management depuis toujours, peut-on imaginer se passer d’une intervention humaine régulière et inspirante ?
En résumé, les progrès technologiques de ces 10 dernières années, le potentiel que l’on entrevoit pour les années à venir et la réalité déjà bien réelle d’une offre foisonnante et dynamique constituent à l’évidence de formidables leviers pour la formation sous toutes ses déclinaisons. L’émergence de l’adaptative learning, les progrès considérables de l’IA, les bénéfices de la gamification etc. sont autant de raisons de croire que le domaine de la formation n’a pas fini d’évoluer. Pour autant, nombre des enseignements des années 2000 restent encore les mêmes (nécessité de privilégier le blended, motivation des apprenant·es, etc.). Ainsi, en la matière comme dans d’autres dès qu’il s’agit du digital, croire aveuglément aux promesses de technologies en progrès constant expose les praticien·nes à de réelles désillusions, à commencer par celle de passer à côté des bénéfices bien réels dont le numérique est porteur.
Patrick Storhaye
Patrick Storhaye est Président de Flexity, Professeur associé au CNAM, fondateur de RH info